Hervé, Thomas a raison, la façon dont tu analyses le sujet montre que tu ne connais pas ou en tout cas analyse de manière incomplète la situation. Sans doute la faute au bon sens
Le système primeur de la place de Bordeaux est un système de commercialisation qui implique primairement deux acteurs : les châteaux et le négoce. Le client final est un autre volet de l'équation, que tu mélanges aux deux premiers.
Le but du système est finalement de dégager plus vite de la trésorerie et des résultats de la vendange, afin de supporter d'une part, les coûts des élevages et d'autre part limiter les risques pour les domaines en régulant (pour eux), les prix.
L'idée est simple : les châteaux vendent "exclusivement" au négoce à un tarif intéressant qui varie légèrement selon la qualité. Ce dernier s'engage en fait à acheter de manière systématique et normalement dans des quantités fixes d'année en année. Ensuite, sur les grands millésimes, le négoce fait une grosse culbute puisque c'est lui qui va encaisser la spéculation qui lui est liée. Et sur les mauvais, c'est lui qui va éponger en perdant plus ou moins d'argent. Vers 2000, le système a vraiment commencé à s'emballer avec des tarifs de plus en plus élevés. Les châteaux ont alors changer leur fusil d'épaule en faisant grimper le prix de sortie pour le négoce. Je pense que l'aboutissement de cette situation a été 2005, où Mouton, je crois, est sorti à un tarif hallucinant, alors que Haut Brion était resté "raisonnable". Tous les autres ont suivi. Mais le résultat, c'est que de plus en plus, la marge s'est retrouvé systématiquement du côté du Château. Parce que évidemment, si le tarif sortie peut grimper, le négoce doit vendre ensuite et ne peut pas maintenir ses propres marges. Et surtout, la fluctuation se retrouve à 100% dans le prix de sortie au château, la marge finalement du négoce se retrouve fixe, basse et similaire que ce soit bon ou mauvais.
On arrive donc à un déséquilibre du système où le château vend une grande partie de sa production un an après la vendange, sans vraiment prendre de risque, et en maximisant sa marge. Le négoce, lui, continue d'acheter mais ne peux plus faire de marge et ne vend même pas bien. Pour les châteaux, ça n'a rien de virtuel, le vin est vendu... L'aboutissement de ce système, c'est évidemment la sortie du système primeur via négoce, comme l'a fait Latour. Ce qui va leur imposer de développer leur force de vente et les aspects commerciaux... mais ça ne pose aucun problème vu l'entreprise à laquelle est adossée le château.
Le consommateur, c'est un autre problème. Avec ou sans ce déséquilibre, le prix en primeur resterait le même. Et là, il y a un autre souci, c'est qu'il s'est totalement coupé de ce que signifie la notion "primeur". Mais en soi, ça n'a pas grand chose à voir avec le premier problème de partage de marge. En primeur veut dire qu'en échange de supporter deux ans de stockage à la place du château, vous touchez vos vins substantiellement moins cher (et dans certains très rares cas, vous assurez votre approvisionnement). Or, désormais, il est commun de n'y rien gagner du tout, voire de perdre de l'argent. On est donc plus dans un système de primeur mais de réservation sans aucune compensation.
Donc en fait, on a ici deux problème et pas un : le partage de la marge et le niveau de prix primeur, qui n'est plus un prix primeur.
Ensuite, il y a l'explication au pourquoi de cette envolée et tous les éléments très justes de Thomas Mauss.
A priori, la manière dont la fête va se terminer, c'est que le négoce va être contraint de ne pas acheter à la sortie en primeur sans qu'il y ait un relais à l'étranger. Le prix va s'effondrer et effectivement, les châteaux vont se retrouver empêtré dans les stocks, leur surinvestissement et leur mauvaise gestion (parce que ces chais somptueux et ces danseuses comme les restaurants ou hôtels relèvent bel et bien de cette catégorie : on dirait la politique de croissance type conglomérat version 1950
). Cependant, on voit bien que ce sont deux problèmes distincts car même si les prix baissent, ça ne remets pas en cause la possibilité de redémarrer le système en primeur, sur des bases plus saines.
C'est pour ça que la phrase "gagnant-gagnant" entre producteurs et marchands n'est pas choquante, c'est la base de ce système. Or ce n'est plus ce qui se passe puisque le château veut gagner sur tous les tableaux. Je ne pense pas qu'il y ait un mépris de consommateur mais il faut comprendre qu'eux ne voient jamais la tête du client quand on lui annonce le prix. Et ils constatent que depuis 2000, tous les vins se sont écoulés sans problème (certes, le négoce les a encore souvent sur les bras, mais pas les châteaux). Donc s'ils ne se posent pas de question (ce qui serait le cas de bien des personnes dans ce type de situation, d'ailleurs, de presque toutes les entreprises), il est logique qu'ils continuent de foncer dans le mur... il faut par exemple, et simplement, que le négoce mette ses menaces à execution et ne participe pas à la campagne primeur.