[size=large]L'extrait suivant ne prétend pas appartenir à la grande littérature - même si le livre dont il est issu est agréable à lire : paru il y a une vingtaine d’années, Une Année en Provence raconte avec humour les découvertes transculturelles d’un couple de Londoniens venus s'installer dans le Lubéron. Au rang des particularités bien françaises à leurs yeux figure évidemment l'intérêt élevé des «mangeurs de grenouilles» pour la gastronomie et le vin. Et le récit de la dégustation au domaine sonne juste... :
"Il m'avait fallu quelque temps pour m'habituer à avoir une pièce exclusivement conçue pour le vin : non pas un placard amélioré ou un recoin exigu sous l'escalier, mais une vraie cave. Elle était enfouie sous la maison, avec des murs de pierre qui restaient constamment frais, le sol recouvert d'un lit de gravier et de Ia place pour trois ou quatre cents bouteilles. J'adorais cet endroit. J'étais bien décidé à Ie remplir. Nos amis étaient tout aussi déterminés à le vider. Cela me donnait un prétexte pour visiter régulièrement les vignobles – c'étaient des sortes de missions humanitaires – afin d'épargner à nos invités les horreurs de la soif.
Dans I'intérêt de mes recherches et poussé par mon sens de l'hospitalité, je me rendis à Gigondas, à Beaumes-de-Venise et à Châteauneuf-du-Pape, aucun de ces lieux consacrés tout entier à la vigne n'étant plus grand qu'un gros village. Partout où se posait mon regard, des panneaux annonçaient la présence de caves qui semblaient à une cinquantaine de mètres les unes des autres. Dégustez nos vins! Jamais invitation n'a été acceptée avec plus d'enthousiasme. Je fis des dégustations dans un garage de Gigondas et dans un château qui domine Beaumes-de-Venise. Je découvris à trente francs le litre un Châteauneuf-du-Pape puissant et velouté, qu'un appareil ressemblant à une pompe à essence faisait gicler dans des récipients en plastique avec une admirable absence de cérémonial. Dans un établissement plus coûteux et plus prétentieux, je demandai à goûter le marc. On exhiba un petit carafon de cristal et on m'en versa une goutte sur le dos de la main : était-ce pour renifler ou pour goûter, je n'en fus jamais bien sûr.
Au bout d'un moment, j'évitai les villages et me mis à suivre les pancartes, à demi dissimulées par la végétation, qui indiquaient la pleine campagne où les raisins mûrissaient au soleil et où je pouvais acheter directement aux vignerons. Ils étaient tous sans exception des hommes hospitaliers et fiers de leur ouvrage et, pour moi en tout cas, leurs arguments de vente étaient irrésistibles.
Un jour, en début d'après-midi, je quittai la grand route à la sortie de Vacqueyras pour m'engager dans un étroit chemin de terre qui s'enfonçait au milieu des vignes. Cela me mènerait, m'avait-on dit, chez le producteur du vin qui m'avait plu au déjeuner, un Côtes-du-Rhône blanc. Une caisse ou deux viendraient combler le vide créé dans la cave par le dernier rezzou que nous avions accueilli. Petit arrêt, pas plus de dix minutes, et puis je prendrai la route du retour.
Le chemin me conduisit jusqu'à un groupe de bâtiments disposés autour d'une cour en terre battue, à l'ombre d'un énorme platane, le tout gardé par un berger allemand ensommeillé : il s'acquitta de son devoir qui était de se substituer à une sonnette et m'accueillit par un aboiement sans conviction. Un homme en salopette, qui tenait à la main une collection de bougies pleines de cambouis, descendit de son tracteur. Il me tendit son avant-bras à serrer.
Je voulais du vin blanc ? Pas de problème. Pour sa part, il était occupé à arranger le tracteur, mais son oncle allait s'occuper de moi. « Edouard! Tu peux servir ce monsieur ? »
Le rideau de perles de bois qui pendait devant la porte d'entrée s'écarta et oncle Édouard sortit en clignant des yeux dans le soleil. Il portait un gilet sans manches, le pantalon d'un bleu de travail en coton et des chaussons. Il avait un tour de taille impressionnant, comparable au tronc du platane, mais ce n'était rien à côté de son nez. Jamais je n'avais vu un pareil appendice nasal : large, charnu et patiné jusqu'à prendre une couleur intermédiaire entre Ie rosé et le bordeaux, avec de fines veinules violacées qui s'épanouissaient en sillons jusqu'à ses joues. Voilà un homme qui manifestement appréciait chaque gorgée de son travail.
Il eut un grand sourire et, avec les lignes qui s'entrecroisaient sur ses joues, on aurait dit qu'il avait des favoris violets. « Bon. Une petite dégustation. » Il me fit traverser Ia cour, fit coulisser les doubles portes d'un long bâtiment sans fenêtre en me disant d'attendre devant la porte pendant qu'il allait allumer. Après la lumière éblouissante de dehors, je ne voyais rien, mais il régnait là une odeur rassurante, une odeur de moût bien reconnaissable, et des relents de raisin en pleine fermentation.
Oncle Édouard alluma et referma les portes pour ne pas laisser entrer la chaleur. Une longue table à tréteaux et une demi-douzaine de chaises s'alignaient sous l'unique ampoule avec son abat-jour métallique plat. Dans un coin sombre, je distinguai une rampe bétonnée qui conduisait aux caves. Des caisses de vin s'entassaient sur des palettes de bois le long des murs et un vieux réfrigérateur ronronnait doucement auprès d'un évier fêlé.
Oncle Édouard astiquait les verres, levant chacun d'eux à la lumière avant de le poser sur la table. Il aligna soigneusement sept d'entre eux et entreprit de disposer derrière un assortiment de bouteilles. Chacune avait droit à quelques commentaires admiratifs : « Le blanc, monsieur connaît, n'est-ce pas ? Un vin jeune, très agréable. Le rosé, pas du tout comme ces rosés décharnés qu'on trouve sur la Côte d'Azur. Treize degrés d'alcool, un vin comme il faut. Ou bien un rouge léger : on pourrait en boire une bouteille avant une partie de tennis. Celui-là, en revanche, est pour l'hiver et il se gardera dix ans ou davantage. Et puis... »
Je tentai de l'arrêter. Je lui expliquai que tout ce que je voulais, c'étaient deux caisses du blanc, mais il ne voulut rien entendre. Monsieur avait pris la peine de venir personnellement, ce serait impensable de ne pas déguster une sélection. Allons, dit oncle Édouard, il allait m'accompagner lui-même dans une promenade à travers les cépages. D'une lourde main qui s'abattit sur mon épaule, il me fit m'asseoir.
C'était fascinant. Il m'expliquait la partie précise du vignoble dont provenait chacun des vins et pourquoi certains coteaux produisaient des vins plus légers ou plus lourds. Chacun des crus que nous dégustions était accompagné d'un menu imaginaire, évoqué avec force claquements des lèvres, les yeux levés vers le paradis des gastronomes. Nous dévorâmes ainsi en pensée des écrevisses, du saumon à l'oseille, du poulet de Bresse au romarin, du rôti d'agnelet accompagné d'une crème aillée, une estoufade de bœuf aux olives, une daube, une échine de porc piquée de tranches de truffe. La qualité des vins s'améliorait progressivement en même temps que leurs prix montaient : j'étais entre les mains d'un expert et je ne pouvais rien faire d'autre que de me carrer sur mon siège et de savourer.
« Il y en a encore un qu'il faut que vous goûtiez, dit oncle Édouard, même s'il n'est pas du goût de tout le monde. » Il prit une bouteille et versa soigneusement un demi-verre. Le vin était d'un rouge foncé presque noir. « Beaucoup de caractère, dit-il. Attendez. Il lui faut une bonne bouche. » Il me laissa parmi les verres et les bouteilles, ressentant déjà les premières atteintes d'une gueule de bois précoce.
« Voilà. » Il déposa une assiette devant moi : deux petits fromages de chèvre ronds parsemés d'herbe et brillants d'huile d'olive, et me tendit un couteau au manche en bois usé par les ans. Il me regarda me couper un morceau de fromage et le manger. Il était extraordinairement fort. Mon palais, ou ce qu'il en restait, avait été parfaitement préparé et le vin me parut du nectar.
Oncle Édouard m'aida à charger les caisses dans la voiture. J'avais vraiment commandé tout cela ? Sans doute. Nous étions restés assis près de deux heures dans cette pénombre conviviale et en deux heures on peut prendre toutes sortes de décisions."[/size]
Peter Mayle, Une année en Provence, chapitre "Septembre"