Tokaj octobre 2013
Venir à Tokaj, c’est pour tout amateur de vin liquoreux, une quête du Graal, une sorte de pèlerinage : découvrir l’autre terre du Botrytis, cet endroit qui fait naître le vin des rois, le roi des vins, quand bien même cette maxime a été souvent empruntée, ne peut qu’émerveiller et cette toute fin d’octobre alors que les vendanges battent leur plein était un moment bien propice.
Tokaj, c’est le nom d’un village. Tokaji, peut être traduit par « de la région de Tokaji ». Mais si l’on regarde la carte de près, le village de Tokaj se trouve à la toute fin Est Sudiste de cette longue bande de terre, que l’on pourrait croire coulée de lave puisque le terroir est d’origine volcanique, partant au Nord Est de Slovaquie et d’Ukraine sur 70 kilomètres vers le Sud Ouest en Hongrie, plongeant dans la plaine magyare.
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le vignoble borde la plaine de Hongrie qui s'étend à perte de vue sur plus de 400 km
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Bien entendu, la plupart des amateurs sait que cette zone est très propice au développement de la pourriture noble grâce à la présence de deux rivières, dont la fameuse Bodrog dont les eaux froides génèrent des brumes matinales qui sont généralement suivies de très belles journées. Mais je ne veux pas me borner à plaquer ici des données que de nombreuses sources très pointues donnent avec rigueur. J’ai voulu vivre Tokaj plus que l’étudier, sans doute parce qu’à ce moment de cette passion pour le vin, le plus important apparaît ailleurs que dans des données froides.
Cette année 2013 est une année très particulière parce qu’elle est marquée par un taux de pourriture noble hors du commun. De très nombreuses grappes sont entièrement couvertes de grains « aszu », ce qui est très rare. La plupart du temps, sur chaque grappe, on peut avoir tous les stades non pas de maturité, mais de surmaturité du furmint et du harslevelu.
Cette grappe est assez représentative de ce que l'on trouve d'habitude :
ce qui donne les différents degrés surmaturité du furmint et du harselvelu, les deux principaux cépages du Tokaj avec le muscat jaune : ici du Furmint
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Mais en ce millésime 2013, Laslo Meszaros, directeur du domaine Disznoko, souligne que le taux de raisin "aszu" par grappe est le plus important qu'il n'ait jamais vu.
Un grain "aszu" n'est pas seulement un grain atteint de pourriture noble. Ce grain doit être complètement desséché. La qualité des grands Tokaj dans les grands millésimes tient donc à la conjonction de la pourriture noble et du passerillage sur pied. Il faut le voir pour le croire : ce sont des raisins quasiment secs qui sont ramassés, grains par grains, triés par les vendangeurs : ces grains sont d'ailleurs un délice à croquer, à la fois puissants, très riches, mais très acidulés, surtout quand ils sont de furmint.
[size=small]un raisin aszu est un raisin presque sec : botrytis et passerillage[/size]
Sur un domaine comme Disznoko qui possède un vignoble d’un peu plus de 100 hectares, le nombre de vendangeurs est de 250. Ces vendangeurs forment des équipes qui travaillent à récolter les grappes, mais surtout à les trier. Ce tri est nécessaire pour élaborer les différents types de vin et surtout pour séparer les grains « aszu » des autres, qui vont donner à la fois l’eszencia mais aussi qui fourniront les fameux puttonyos qui seront ajoutés à des quantités de vins secs pour donner les Tokaj aszu. Les autres raisins, en fonction de leur degré de maturité seront destinés à l’élaboration des vins secs, vins de bases, mais aussi des vendanges tardives et un peu plus riches, des « szamarodni ».
Chez Disznoko, les parcelles sont répertoriées et ramassées séparément et chaque équipe est identifiée et il est vraiment étonnant de voir comme Laslo est capable d’attribuer à coup sûr, uniquement en voyant le résultat final un nom d’équipe à une production.
Le travail humain est absolument considérable quand on sait qu’une caisse de 15 litres de raisins aszu représente la cueillette d’un jour pour trois personnes ! Il est bien évident que de tels procédés de récolte ne seraient pas possibles en Europe occidentale sauf à produire des vins qui atteindraient des prix stratosphériques eu égard au coût de production.
[size=small]chaque parcelle est identifiée ainsi que le nom de l'équipe qui en a rammasé et trié les grappes. (domaine Disznoko)[/size]
Comprendre une région, un terroir, des traditions, c’est aussi essayer d’en percevoir les nuances, les différences d’interprétation, celles des hommes qui œuvrent justement sur ces terroirs. Et comme je déteste les marathons, j’ai préféré me concentrer sur deux domaines différents qui ont choisi aujourd’hui des voies différentes mais aussi des styles différents.
Disznoko pourrait à tort être perçu comme le novateur parce qu’il représente en quelque sorte le symbole des investisseurs étrangers qui sont venus après la chute du communisme. Mais chez Disznoko, on prône un Tokaj aszu avant tout. Cependant, on tient ici à privilégier la pureté et l’élégance en produisant des Tokaj qui ne sont pas les plus riches et souvent d’un degré d’alcool un peu plus élevé que chez les autres producteurs (équilibre moyen à 12 / 12.5 degrés d’alcool et 170/180 grammes de sucre résiduel). Disznoko, s’il n’est pas un domaine moderniste n’est pas pour autant un traditionaliste.
[size=small]Disznoko : de gros investissements en 1992 pour une vision à la fois traditionnelle et élégante du Tokaj[/size]
Istvan Szepsy est quant à lui la figure emblématique des producteurs de Tokaj hongrois, de tradition familiale. Passionné par les terroirs, optant pour une démarche quasi bourguignonne, il est convaincu aujourd’hui du potentiel des vins blancs secs de la région, alors qu’il accepte de reconnaître que dix ans auparavant, il n’aurait jamais affirmé cela. Il produit donc de nombreux secs mais perpétue également la tradition des riches Tokaj : chez lui les 6 pt flirtent allègrement avec les 260 grammes de sucre résiduels !
[size=small]Istvan Szepsy : la nouvelle voie des vins secs, mais aussi la tradition du Tokaj riche et puissant[/size]
Ce sont donc deux visages bien différents de Tokaj qui permettent d’en comprendre la complexité mais surtout la richesse.
Disznoko :
Dégustation 1 : horizontale
Tokaji Dry Furmint 2012 : un vin au nez discret, essentiellement minéral, avec une bouche ample, long, un vin de structure que j’ai trouvé légèrement chaud en finale. Bien
Tokaji Late harvest 2011 : le nez annonce le botrytis avec des notes d’ananas, de truffe blanche. La bouche est belle et suave qui possède une belle fraîcheur et qui se paie le luxe d’une vraie finale que l’on n’attend pas forcément dans ce niveau de gamme. Très bien.
Tokaji Edes Szamarodni 2011 : un léger boisé au nez avec des notes de tilleul. La bouche est plus structurée, plus puissante avec de belles saveurs d’écorce d’orange confite. Longue finale qui laisse déjà apparaître le beau compromis de Tokaj entre acide et amer. Très bien.
Tokaji Aszu 5 puttonyos 2007 : la robe est déjà plus ambrée. Le nez oscille entre épices et orange amère. Magnifique bouche aux tonalités légèrement caramel. Grande pureté et grande élégance en finale de même que longueur remarquable.
Tokaji aszu 6 puttonyos Kapi 2005 : le nez est ressemblant mais présente plus de complexité avec une fine note de truffe blanche. La bouche est à la fois suave et fondu avec un fond évident : grande amplitude, grande éloquence, grande élégance : ce vin a tout pour lui. Evidemment grand.
Tokaji eszencia 2005 : la robe est ambrée, caramel. Le nez évoque le miel d’acacia, le thé et la figue. En bouche ce nectar riche est caractérisé par une grande complexité de saveur : thé, miel, pruneaux. Une expérience de dégustation inoubliable.
Dégustation 2 : verticale aszu 6 puttonyos
2008 : un nez boisé qui s'ouvre sur le tilleul. De l'orange amère en bouche, beaucoup de pureté ressentie en bouche grâce à une belle vivacité. Grande longueur sur la fraîcheur. Ce vin me semble la parfaite illustration du style Disznoko.
2005 Kapi : Cette fois, ce vin se montre sous des arômes de cire, d'épices, il est marqué en bouche par une très belle onctuosité, une grande suavité et une race évidente. Les saveur d'orange amère sont d'une grande pureté et la finale est éblouissante. On touche le sommet.
2003 : Le nez est moins précis, plus épicé. En bouche, le vin est très ample avec des saveurs d'orange amère et un roti évident. L'abricot est aussi bien distinct. C'est une bouche large et solaire. Belle finale sans lourdeur.
2002 : les arômes sont marqués par la poire et l'abricot. C'est un vin élancé, noble qui possède une grande fraîcheur. La structure est marquée et la finale est éblouissante. Un grand vin absolument magnifique.
2000 : c'est un millésime très chaud à Tokaj, plus encore que 2003. Le nez est boisé ; il évoque aussi l'abricot et le miel. La bouche est très large. Il perd un peu en vivacité ce qu'il gagne en largeur. Longue finale sur les fruits secs, l'amande.
1999 : millésime classique. Belles notes d'évolution au nez : café, miel. C'est la bouche qui surprend par sa très grande qualité, une sorte de feu d'artifice avec une acidité superlative qui porte le vin. Superbes amers en finale, longueur exceptionnelle : grand vin, encore un !
1999 Kapi : la robe est plus confite, tout comme le nez. Un léger rancio trahit une évolution plus importante de cette cuvée. Mais cela reste néanmoins frais et long, sans atteindre toutefois la grandeur pour mon goût.
1997 : année froide, maturité et botrytisation tardive. Réduit à l'ouverture, le vin s'ouvre noblement sur l'abricot. Beaucoup de fondu en bouche. Une acidité qui gomme totalement l'impression de sucrosité. Si c'est moins impressionnant que 1999, le style se rapproche.
1995 : notes de cires, de menthol et d'épices. C'est très complexe, patiné. Belle bouche ample mais le fruit est moins précis sur de saveurs un peu blettes.
1993 : la robe est très ambrée, pour ce vin historique ! Des notes de sous bois, de coing et de fruits rouges. La bouche est évoluée, délicieusement décadente avec de beaux arômes de thé et une belle amertume.
Istvan Szepsy
2011 Estate furmint : vin sec : un vin fermenté en fûts. Le nez est fumé, boisé, avec cependant une belle fraîcheur. La bouche est assez belle, avec une belle matière et un équilibre élégant.
2011 Nyulaszo : premier grand cru : vin issu des trois cépages principaux. Très beau nez qui s'il fait ressortir l'élevage, évoque également la pêche. La bouche est bien plus complète que celle du vin précédent, très équilibré avec une finale qui procure des sensations minérales. (malo non faite et donc belle fraîcheur ressentie). très bien
2011 Szepsy : furmint. Un nez très élégant, plus discret que celui du vin précédent davantage sur des notes florales. La bouche est élancée, racée avec un très bel équilibre. très bien.
2001 Urban : furmint vieilles vignes. Le nez présente une relative fermeture, une certaine réduction à la bourguignonne. D'ailleurs le style pourrait tout à fait être confondant. C'est un vin vibrant, de grande intensité. J'ai beaucoup aimé, cette austérité prometteuse alors que son géniteur semblait gêné par cette réduction. Excellent.
2012 Furmint : très grand nez d'une complexité rare, à la fois floral et fruité, d'une grande délicatesse. Ce vin qui est une sorte de quintessence de trois terroirs est très complet à la fois ample et élancé, il devrait donner une belle bouteille dans 5 ans.
2008 Szent Tomas : un vin qui a fait sa fermentation malolactique. Le nez est étrange : du bois, des notes de pêche mais un peu brouillon. En bouche c'est large, très sec avec des amers prononcés et même s'il est long, j'avoue ne pas avoir réellement accroché.
2003 Uragya : un superbe nez de truffe blanche et de citron, il peut aussi évoquer l'olive verte comme certaines marsannes. Bouche délicieuse avec un très grand caractère et un goût bien marqué et unique. Grande longueur, très beau vin.
2009 Szamarodni : 160 grammes de résiduels, 8 grammes d'acidité. Le nez est marqué par la fleur d'oranger et l'abricot. On retrouve ses saveurs en bouche, c'est un vin très parfumé : facile et aromatique, il plaira facilement même si ce n'est pas réellement ce que j'apprécie le plus.
Aszu 6 puttonyos 2006 : nez très intéressant avec des notes de graphite. Bouche très large, massive à la limite de la lourdeur. Mais ce qui est remarquable, c'est l'intensité des saveur et la longueur de ces vins ultra traditionnels qui flirtent avec tous les excès ! (240 grammes de résiduels 10.5 degrés d'alcool 9 grammes d'acidité)
Aszu 6 Puttonyos 2007 : malgré les 260 grammes de sucre résiduel, ce vin paraît bien plus léger que le précédent : voilà, on atteint avec celui-ci la grandeur parce qu'il y a de l'équilibre et des saveurs d'une complexité incroyable. Longueur phénoménale. Quand c'est réussi, c'est admirable !