Dans la chaleur très estivale de ce dimanche 29 mai 2005, partir déjeuner au bord du lac d'Annecy fut un plaisir intense. Marc Veyrat m'offrit ce midi-là un de ses repas les plus aboutis, les plus évidents. Celui que certains considèrent comme un bad boy parfois colérique, vitupérant contre les 35 heures, la difficulté de trouver du personnel de qualité, l'excès de crème et de beurre dans la cuisine française traditionnelle, lui qui, depuis plus de quinze ans, crée des plats comme Dali ou Picasso peignaient des toiles, avec la même virtuosité fulgurante et le même génie visionnaire, ce chef que j'ai vu si souvent tourmenté par cette angoisse de l'artiste, tant dans les moments de créativité intense que dans ceux où l'oeuvre ne lui appartient plus et qu'elle est livrée au public, cet homme authentique, émouvant, pudique, ami fidèle et attentionné, atteint maintenant une sagesse et un équilibre nouveaux. L'audace est intacte mais me semble moins rageuse, moins explosive. La fougue est entière mais plus maîtrisée.
Je vous livre mes notes de dégustation ; je sais par avance que j'omets assurément certains détails techniques, certaines explications, certaines références. Il ne m'est pas possible ici de décrire exhaustivement l'univers culinaire et artistique de Marc Veyrat.
Tartiflette virtuelle en packaging, pommes de terre, reblochon, déstructurée
Je vous laisse la surprise du packaging... Quant à la tartiflette, tous les ingrédients sont présents mais séparément et sous forme de mousses légères, aux arômes précis et vifs : lard fumé, oignon, reblochon... En descendant de la montagne et en prenant sa place estivale dans l'atmosphère chic de Veyrier du Lac, le plat mégévan s'est enrichi d'une sous-couche de truffe de Seyssel !
Pot de yaourt au foie gras, gelée végétale, myrrhe odorante
La myrrhe odorante est une plante sauvage, cueillie au-dessus de 1800 mètres. Le foie gras en yaourt : c'est unique, gustativement très gourmand. La myrrhe odorante a transmis ses arômes anisés à un jus acide ; quelques grains de sel de Guérande sont délicatement posés en surface. Il faut bien aller chercher au fond du pot et remonter l'ensemble. En bouche, c'est une explosion de saveurs et de textures contrastées : acidité de la sauce et suavité du foie, fondant de ce dernier et croquant du sel.
Nouveaux ravioli de légumes, trois souffles de vinaigrette
Les ravioli (ou ravioles selon les années) de légumes sont un grand classique de Marc Veyrat. La "pâte" du ravioli est formée par deux lamelles de légume ; au coeur, une farce originale ; à chaque ravioli correspond une vinaigrette travaillée en mousse (ou écume). Cette saison, les ravioli associent : pour le premier, artichaut et truffe noire avec sa vinaigrette à l'huile d'olive et citron ; pour le second, céleri et acha (céleri sauvage) avec sa vinaigrette au persil plat et à l'acha ; pour le dernier, concombre et araignée de mer, copeaux de pistache avec sa vinaigrette à la noisette. Un plat de maître où les accords sont d'une évidence déconcertante, où l'équilibre des arômes est stupéfiant. La grande simplicité.
Le jaune d'oeuf de 9h00 reconstitué, seringue à la muscade
Je ne ferais aucun commentaire sur l'usage d'une seringue pour injecter au coeur de l'oeuf un jus acidulé à la muscade ; l'artiste choisit ses instruments. La piqûre pourrait être réalisée en cuisine ; l'esprit provocateur de Marc l'incite à pratiquer le traitement en salle. Ce plat existe en fait depuis près d'un an ; il a aujourd'hui évolué puisque le jaune d'oeuf n'est plus perdu, seul au milieu de son océan de céramique bleue. Il est posé sur un blanc d'oeuf, monté en neige et parfumé au lard fumé. L'accord entre la muscade et le lard fumé fonctionne à merveille ; la mouillette (unique alors qu'au moins deux ou trois seraient peut-être nécessaires) est faite avec la coquille de l'oeuf en guise de farine. Sans complexe, on la trempe dans le jaune qui coule, comme à la maison, comme quand on était enfant. Loin des règles strictes du protocole habituel d'un "trois macarons", l'ambiance se veut décontractée, le service, chaleureux et complice. Jamais on ne cherchera à vous montrer que vous avez "Madame, l'immense privilège de goûter l'exceptionnelle cuisine d'un des plus grands chefs au monde, n'est-ce pas Môssieur ?". On trempe la mouillette, on boit au bol, on mange avec ses doigts ; la cuisine est partage et plaisir. Merci à Hervé Audibert de garantir infailliblement cette atmosphère unique ; merci à Samuel, Philippe, Yannick, Guillaume,... pour leur gentillesse sincère et constante.
Cannelonni farcis virtuels (sans féculents, ni oeufs), coulis de poivrons, trait de cèpes
Que ce coulis au poivron avec son trait de cèpes est délicieux ! On le connaissait autrefois dans un verre... Il accompagne maintenant une pâte virtuelle, surmontée d'une légère crème de parmesan. L'idée : reconstituer en bouche le goût d'un véritable cannelonni... alors que la farce est une mousseline de petit pois. Le petit pois apporte seulement de la mache ; l'effet est dans la juxtaposition des saveurs. Le cannelonni est ici virtuel et déstructuré ! Le résultat est concluant et l'objectif atteint, comme par magie. Amusant, un peu anecdotique à mon goût, quasi funambulesque. Vous savez tous que je n'ai jamais apprécié d'assister à un numéro de cirque dans une assiette ! Vous connaissez aussi ma référence dans ce registre : la purée de rattes aux fruits de la passion de Pierre Gagnaire. Seul Pierre Gagnaire parvient à rendre cette purée comestible et bien plus encore : étonnante, très goûteuse sans être écoeurante... Magique ! Et alors ? On applaudit à tout rompre ?... C'était sans filet... Et on demande un saut périlleux de plus ?
Omble chevalier confit à basse température, émulsion de bourgeons de coquelicots
La cuisson est exceptionnelle et préserve totalement la délicatesse de la chair et le parfum raffiné de ce poisson des profondeurs du Lac. Le coquelicot, que je connaissais à l'été 2003 sous forme d'une laitance aux arômes très marqués, se fait ici discret et charmeur.
Morue déssalée dans sa toile de reblochon, polypode commun, caramel acide aux fruits de la passion
Je fus très heureux de retrouver enfin cette morue déssalée. Pour l'été 2002, Marc Veyrat avait créé un de ses plats les plus brillants de ces cinq dernières années : la morue déssalée, brûlée à la saccharine légère, cristalline de gentiane et citron vert ; à l'amertume, première saveur perçue dans cette mousse aérienne dite cristalline, succédaient, révélés par la saccharine, les arômes sucrées de la gentiane, l'ensemble tenu par l'acidité très discrète du citron vert. La morue, par son caractère rustique et sa texture robuste, apportait de la consistance à ce mariage complexe. Pour parfaire l'ensemble, on y avait associé un magnifique vin jaune, comme nous le suggéra si intelligemment Samuel Ingelaere, sommelier de l'année 2005 au Gault Millau, éminent et déconcertant spécialiste des accords mets-vins. Le plat dut malheureusement être rapidement abandonné, en raison du grand nombre de retours. Cette année, Marc tente à nouveau l'accord autour de l'amer, le polypode commun ayant des parfums très proches de la réglisse. Cette fois, l'amertume est contre-balancée par l'acidité du caramel aux fruits de la passion. La morue est goûteuse et s'accomode remarquablement de ces contrastes. Quel bonheur !
Bar éclaté, pinceau de chocolat blanc, sirop sans sucre à la citronnelle de Madagascar
Ce fut assurément l'un des grands plats de l'hiver dernier. On le retrouve intact, dans son originalité originelle, où l'acidité du sirop virtuel aux arômes citronnés est totalement tempérée par le chocolat blanc. Le bar, cuit de façon micrométrique, conserve une chair ferme qui supporte l'ensemble.
La boîte de conserve comme l'aurait aimé mon père, souffle de quenelles, à la canelle
Au delà de la présentation suprenante, on garde en mémoire la gourmandise de ces quenelles qu'accompagnent deux langoustines bien fermes, parfaitement cuites ; la canelle, qui remplace la reine des prés de cet hiver, est discrète, lointaine, subtile.
Homard breton en rondelles grillées, bonbons de verveine sans sucre
Ce plat est le parfait exemple de l'assagissement que j'évoquais dans mon préambule. Au pimpiolet, puissant, presque saturant, est maintenant préférée la verveine, toute en finesse, qui enveloppe d'un suc évanescent, les parfums safranés et délicats du cardinal des mers.
Soda vera
J'ai le privilège d'avoir été parmi les premiers à goûter ce soda vera, il y a deux hivers. Un premier service, quelques commentaires qui entraînent certains ajustements, un deuxième service ; le résultat est probant. Et le chef envoie cette nouveauté pour l'ensemble de la salle. Aujourd'hui, je le retrouve dans une réalisation parfaitement équilibrée : présence du fruit (de la passion), contre-point des arômes du thym, acidité maitrisée du breuvage. Somptueux !
Ris de veau au coulis acide, beignets de pommes vertes, chartreuse de chez nous
La pomme verte n'est pas de la Granny Smith ! C'est la creuzon, une race savoyarde de pomme. Dans le beignet, elle a d'abord mariné dans de la chartreuse verte qui lui confère des arômes herbacés très intéressants ; la pâte à beignet est particulièrement fine et dénuée de graisse. Dans le coulis, elle révèle son acidité naturelle qui apporte fraîcheur et vivacité au ris de veau.
Pigeon entier laqué d'ici et d'ailleurs, laitance de cacahuètes
Je ne vous révèlerai pas la technique de ce pigeon ; Marc ne m'en a rien dit. Il m'a été présenté entier puis découpé. Le résultat est étonnant : la peau est croustillante et confite ; elle développe des arômes de grillés absolument succulents. Y répondent naturellement ceux de la cacahuète, dans une sauce très subtile à nouveau. Puis, très vite, succèdent les arômes propres, plus sauvages, du pigeon, dont la chair est rosée, à la goutte de sang. Gustativement, très très intéressant.
L'ercheu des Fromages de Savoie
L'ercheu est présenté, depuis plusieurs années maintenant, par Pierre, le sommelier adjoint. Sa connaissance de la quarantaine de fromages régionaux diff2érents est impressionnante ; il nous les décrit avec la précision juste qu'insuffle la vraie passion. Vous trouverez quelques trésors, des tommes rares, un bleu de Termignon d'anthologie... Mon choix s'est porté vers un Beaufort d'alpage 2003 et un Comté 2002. Remarquable !
Petite soupe de kiwi et ananas frais, à la verveine citronnée, et son sablé.
Agréablement raffraîchissante alors qu'on commence le quinzième plat !
Pannequets de mangue soufflés, passions, glace de riz éclaté
Le même principe que les ravioles de légumes mais avec des lamelles de mangue, parfaitement collées, fourrées aux fruits de la passion. Belle rencontre entre deux exotismes avec une texture fondante à laquelle s'oppose le croustillant amusant de cette glace qui renferme en son coeur des grains de riz soufflé
caramélisés.
Nos crèmes brûlées trop sensibles aux fleurs des champs
Le classique des classiques pour achever un repas chez Marc Veyrat ! Trois petits pots de crème ; les parfums sont, en ce moment : ... Non, je ne vous le dirai pas ! Car le défi, que relèvent tous les convives avec plaisir, est de découvrir les parfums. C'est un jeu que je pratiquais souvent enfant, lorsque je tentais de retrouver les épices utilisées par ma mère dans ses sauces. Un jeu de devinette qui réserve des surprises et assure quelques déconvenues ! Café ? Non, chicorée ; perdu ! Amande ? Non, reine des prés ; re-perdu !
Chez Marc Veyrat, la cuisine est un art à part entière car poésie et expression d'une humanité. Comme l'écrivait si joliment un critique du Gault Millau, dans l'édition 2005 : "En donnant le meilleur d'elle-même, sa cuisine touche le meilleur de vous-même." On ressort différent après un voyage dans l'univers d'un tel artiste, on repart l'âme émue et heureuse. Au delà de la compétition des notes et des macarons, de la tension réelle et constante que génère l'excellence, Marc offre dans ces plats, à celui qui accepte de le comprendre, des confidences, des aveux et des promesses qui traduisent son amour profond pour un terroir et une passion jamais inassouvie.
Jean-Philippe Durand