La foire aux vins de Leclerc Bapeaume à Rouen est, à plusieurs titres, un événement.
Tout d’abord parce que l’enseigne est une des rares à proposer une soirée inaugurale à laquelle se pressent environ 4 à 500 personnes selon les millésimes. Il y avait Carrefour Tourville, mais elle est morte depuis 5 ou 6 ans. C'était pourtant cocasse quand tout le monde était bloqué par les caddies. Mais pas assez de chiffre au regard des sommes investies. Il y eu Leclerc Saint Etienne du Rouvray. Mêmes causes, mêmes effets. De là à dire que la population de la région Rouennaise se paupérise, il y a un pas que je ne franchirais pas.
Organisée depuis des années, la FAV de Leclerc Bapeaume s’articule autour d’un meilleur sommelier du monde et de la présence de plusieurs viticulteurs qui font déguster un vin de leur domaine. Mais elle vaut surtout par le comportement tout à fait curieux de la foule bigarrée qui s’y rue.
19 h 00. Sur le parking de la grande surface, les défuntes Renault12 sport ont été remplacées par les 306 «
trop stylées » des jeunes à casquette qui côtoient de grosses berlines teutonnes. On pourrait se croire à une vente de voitures d’occasion mais c’est bien d’une soirée inaugurale de foire aux vins dont il s’agit. Quelques français moyens, le caddie rempli de matière grasse végétale hydrogénée et d’apéritif anisé relèvent en passant :
« Ah ouais ! Ce soir, c’est la foire au pinard ! Bah nous, ça va être la fête au Ricard ! »
Un rire gras et tonitruant ponctue cette brillante intervention. Je regrette néanmoins qu’une perlouze n’ait pas été lâchée pour parachever le tableau.
En costume-cravate et chaussures à bout carré, le téléphone portable rivé à l’oreille et les yeux plongés dans le catalogue, les CSP supérieures font mine de ne rien entendre. A en juger par les bribes de conversation que j'entends, j’en conclus que de phénoménales tractations commerciales sont en jeu. Il est question de crus classés de la famille Rothschild. Quelqu’un connaît ?
Arrivé en avance, j’observe tout ce petit monde converger vers la tente. Les comportements d’approche sont assez rigolos. On argumente de la présence d’un ami pour se rapprocher de l’entrée, on souhaite obtenir un catalogue, on s’approche discrètement mais sûrement… Bref, à 19 h 15, il y a plus de monde devant l’entrée du barnum que de fans de Lady Gaga au Stade de France.
C’est que ce soir, on va
MANGER et BOIRE GRATIS !!!
19 h 29. La tension est à son paroxysme. Dans la foule, des voix s’élèvent :
« Quand est-ce que ça ouvre ? »
Les pauvres salariés-orphelins de Leclerc, un temps transformés en videurs-accueilleurs, ont bien du mal à contenir les bourgeoises à hauts talons qui se plaignent de leurs pieds. Et puis… c’est l’ouverture. Ouf ! On a frisé l’émeute.
Il y a quelque chose d’olympique dans cette ruée à l’intérieur du gigantesque barnum qui doit accueillir la foule des
amateurs potentiels clients. Cela tient à la fois du marathon, du 100m, du décathlon, de la lutte gréco-romaine. La tente avale rapidement les happy-fews triés sur le volet, qu’elle vomira à son tour d’ici une bonne heure. Des tables bistrot ont été disposées au milieu de la tente. Ni verre ni assiette. Sur les contours, des tables carrées derrières lesquelles nous attendent les vignerons ou leurs représentants.
Et puis « l’Estrade ». L’estrade sur laquelle Jean-Luc doit animer la soirée. Parce que depuis plus de 10 ans, le meilleur sommelier du monde 1983 nous fait l’honneur de sa présence. Jean-Luc commente, analyse, dissèque, juge, évalue les vins qui nous seront proposés à la dégustation. Pour mieux en faire l’article.
Là, je vais tenter une mauvaise imitation de Fabrice Lucchini :
« C’qu’i’ y a d’bien, avec Jean-Luc Pouteau, c’est que nous ne sommes jamais déçus. Ses prestations sont tellement intemporelles, si irréelles dans leur architecture millimétrée, sans défaut ni malfaçon, qu’il pourrait concourir au prix Pritzker de la dégustation. C’qu’i’ y a d’bien, avec Jean-Luc Pouteau, c’est que l’on sait d’avance ce qui sera dit. Il y a quelque chose d’absolument rassurant dans les mots employés qui reviennent dans ses commentaires de dégustation avec la ponctualité appliquée d’un horloger suisse ».
Fin de l'imitation.
Effectivement. Tout est convenu. On sait à l’avance ce qui sera dit. Jean-Luc est un immmmmmense professionnel dont chaque intervention, parfaitement rôdée, d’adapte remarquablement à n’importe quelle circonstance. Blanc, rosé ou rouge, rien ne bouge. A la manière de César, Jean-Luc transforme une matière brute, parfois sans charme, en un objet d’art que chacun s’arrachera quelques minutes plus tard. Trop fort.
Jean-Luc débute toujours son show en collant une bonne baffe aux bourgeoises :
« Je demande aux femmes portant des parfums puissants de ne pas trop s’approcher des tables de dégustation ». En gros : merci d’être venues et à la prochaine.
Puis, en digne survivant d’un passé révolu, Jean-Luc oublie qu’une loi interdit désormais de fumer dans les lieux publics fermés.
« Je demande également aux fumeurs de bien vouloir sortir s’ils veulent fumer ». Celle-ci, on y a droit tous les ans. Elle doit le rassurer.
Les présentations étant faites, Jean-Luc peut commenter les vins, façon MSM 1983. Une présentation scolaire, académique, soporifique, lente, longue, convenue, pénible débute. Chaque année c’est le même refrain. Qu’importent les vins. Ce beaujolais blanc
« aux fines notes de fruits blancs emplit bien la bouche ». Ce Reuilly blanc
« aux fines notes de fruits blancs emplit bien la bouche ». Ce Blaye 2010 présente une
« très belle robe grenat à reflets mauves », tout comme ce Saint Emilion Grand cru 2009 ou ce Rasteau. Ou ce VDP des côtes catalanes.
Au bout de 7, 8 minutes à tout casser, la foule n’en peut plus. Le brouhaha est intense. Chacun parle avec son voisin, téléphone, parle de son tableau de chasse, évoque ses problèmes de phlébite. Mais Jean-Luc, imperturbable, tel un gnou en transhumance, ignore le danger et poursuit sa diatribe. Il est lancé, Jean-Luc ! Et rien ne peut le stopper ! A la vie, à la mort ! Le Stakhanoviste du commentaire !
Ce soir, Mélanie propose à la dégustation le VDP des côtes catalanes du Mas Karolina. Elle s’amuse de retrouver des têtes connues. Mélanie, qui connaît bien la Normandie pour commercialiser les vins de sa sœur Caroline au salon normand du vin et de la gastronomie, est effarée. Un amateur, probablement trop pressé, vient de lui dire qu’il partait parce que les commentaires de Jean-Luc étaient trop longs. Ainsi va le monde. On n'a même plus le temps d'écouter religieusement les commentaires d'un cador sur des p'tits pinards peut-être faits avec le coeur, mais ne cassant pas trois pattes à un canard.
Elle réagit en commerçante, dépitée d’avoir laissé partir un éventuel client, mais me confie tout de même que Leclerc ayant fait une
"très belle commande" à sa sœur, elle ne pouvait refuser d’être là. Je n’en saurai pas plus.
Avec le Sainte Foy proposé à la dégustation, Jean-Luc nous explique que nous tenons-là un
« vin exceptionnel, fait par un grand Monsieur du vin. Connaissez-vous les vins de Sainte-Foy Bordeaux ? ». Pas de réponse. La seule tentative de dialogue se solde par un four. On n’est pas là pour jouer à question pour un champion, mais pour BOIRE et MANGER GRATIS, b....el !
Une petite dame hors d’âge vient m’aborder :
« Bonsoir Monsieur. Qui c’est, le monsieur qui parle ? »
« C’est Jean-Luc Pouteau, Madame. Meilleur sommelier du monde 1983 ».
« Hein ? Moutot ? »
« Non. Pouteau, avec un P comme Patrick ».
« Bah c’est ce que j’ai dit ! »
Faudra que j’aille consulter, moi…
A 20 h 35, Jean-Luc termine – ENFIN ! - son commentaire sur un Coteaux du Layon 2009. Sans un merci ni même un au-revoir - tout juste quelques applaudissements polis - et telle une lame de fond, la foule vient se fracasser sur les tables de dégustation. Dans cette gigantesque mêlée ce qui compte, c’est la carrure. Plus t’es costaud, plus tu as de chance de t’imposer. Foin des codes sociaux, foin des apparences. Seule règne la Loi du plus fort.
Nombreux sont ceux qui retrouvent la bestialité qui est en eux et qui permet d’obtenir un demi-verre de beaujolpif. C’est finalement très démocratique. Les costumes-cravates, sûrs d’eux-mêmes sur leur lieu de travail, se font blouser par des p’tits vieux qui pestent eux-mêmes contre le manque de savoir-vivre des jeunes. On a à peine commencé qu’il y a déjà du jaja sur les cravates… Et des cheveux crêpés. Et des talons cassés. Chacun râle contre les piliers de buffets qui les empêchent d'accéder au festin.
L’ordre de dégustation n’a aucune importance. Seules comptent les mises en bouches proposées sur chaque table.
« Qu’est-ce que tu veux manger ? » entendé-je ici où là.
« Bah… Je sais pas, qu’est-ce qu’il y a ? »
Un habitué des lieux explique qu’il y a du rosbif au stand du Médoc.
"Cool !"
Ils vont au Médoc.
Sur une autre table, il y a du saucisson que l’on s’arrache à pleines poignées. Bizarrement, les noix de pétoncles proposées sur la table du Reuilly ont moins de succès. Peut-être parce qu’elles sont servies crues ? Le Reuilly est pourtant un des rares vins intéressant de la soirée… Jean-Luc l'a dit :
"l'appellation a failli disparaître !"
En tout cas, Jean-Luc et ses commentaires sont loin. La foule des dégustateurs n’en n’a cure. Ce qui compte, c’est de tout goûter. De tout boire. De ne rien laisser. Il faut EX-PLOI-TER au maximum. Un ami récupère un plateau sur lequel ne subsistent que deux tranches de pain tartinées de rillette de saumon. A peine le temps de la proposer à une copine que les mains se précipitent. Dans un réflexe de survie, il planque le plateau en faisant les gros yeux à une dame endimanchée qui fait mine de ne pas comprendre. Il faut se battre, j'vous dit.
C’est une lutte pour la survie. C’est presque la Pologne des années 70/80, sous l’Etat d’urgence et ses magasins vides. Les quinquas et sexa qui prenaient en pitié les polonais affamés par le régime de Jaruzelski se doutent-ils qu’ils leurs ressemblent à un point qu’ils ne peuvent imaginer ? Certains semblent jouer leur vie pour un verre de – mauvais – pinard. D’autres donnent l’impression qu’ils sont prêts à nous trucider pour un petit four alors que dans quelques minutes leurs caddies contiendront pour plusieurs centaines d’euros de bons -ou moins bons- crus classés…
Sans espoir de participer à la curée, nous nous dirigeons vers le chapiteau où les vins proposés à la dégustation figurent en tête de gondole. De leur côté, les bouteilles, que dis-je ! les "flacons" les plus précieux sont inaccessibles, religieusement entreposés derrière une grille. Pour le moment, nous ne sommes pas très nombreux dans les travées. J’en conclus qu’il reste à manger et à boire. Profitant de ces 10 minutes de calme, je m’arrête devant les vins les plus prestigieux. Les bras m’en tombent.
Grand Puy Ducasse 2005 à 54,04 €. Un pauvre Chevalier Montrachet 1996 de Bouchard Père et Fils est proposé à 110 € depuis maintenant plus de 10 ans. C’est peut-être le doyen de cette FAV. Là bas, on aperçoit les mêmes bouteilles de Trapet 2004, vendue avec une pastille rouge fluo « 20% en ticket Leclerc » depuis au moins 4 ans.
Affichée à 90 €, une Chapelle Chambertin 2002 de Trapet bénéficie du même traitement de faveur, ce qui la met à 75 €. Nous avons également droit au Clos de Vougeot 2010 de Christian Confuron à 70 €. Le Pommard Pézerolles 2009 d’Anne-Françoise Gros s’affiche à 59 €, ce qui le met 14 € plus cher qu’à Auchan. Tiens ! Une curiosité. Leclerc est la seule grande surface de France à vendre du P
ouligny Montrachet. Pour accompagner un Puligny Saint Pierre, on n'a pas trouvé mieux.
Gildas me tire par la manche : un Marsannay 2009 de Bart est cédé pour 23 €. Les connaisseurs apprécieront…:
Mais arrêtons-là la liste et intéressons-nous aux homo oenophilus qui emplissent fiévreusement leurs caddie. Il semble qu’il y ait deux groupes : celui qui s’arrache les vins dégustés et les autres. En témoigne ce dialogue irréel :
- « Il est où le vin qu’on a bu tout à l’heure ? »
- « Lequel ? »
- « Bah tu sais, celui où y’avait le saucisson ! »
- « Aaaaah ! Ouuuuuuuui ! ç’ui-là ! Bah, j’sais pas… J’espère qu’il en reste ! »
- « Bah va vite demander au vendeur ! »
- « Ah oui, ce serait dommage de laisser passer une affaire comme celle-là ! », persifflé-je…
Plus loin, 6 Smith Haut Lafite 2008 s’empilent sur une caisse de La Louvière 2009. Une caisse de 6 magnums de La Tour Carnet 2010 les rejoint, bientôt suivie par des Léoville Poyferré 2008. Monsieur se fait plaisir. Il est beau, bien habillé, la mèche folle. Il s’aime, il aime qu’on le remarque et parle suffisamment fort pour que les regards se tournent vers lui.
Il s’est autoproclamé prescripteur et indique aux autres clients ce qu’ils doivent ou non acheter. Mais point de bourgogne, ni d’autre région dans son caddie surchargé. La religion du Bordeaux a encore ses adeptes bien que les sauternes ne soient plus en odeur de sainteté. Vendus à 32,50 €, les pourtant très beaux 2005 d’un premier cru classé ne trouvent pas preneur. Même sort pour des Raymond Lafon 1978 à 120 €. Là, on peut comprendre..
Au rayon "vins prestigieux", un client rend au vendeur 3 Pontet Canet 2008. Il s’est aperçu qu’il y avait du domaine du Vieux Télégraphe un peu moins cher…
« Enfin quelqu’un qui sort des sentiers battus » me surprends-je à penser. Même si tout est relatif.
Après une bonne demi-heure de bousculade, le coeur n'y est plus. Je me remémore mes premières foires aux vins, la fébrilité qui m’animait, les bonnes affaires, vraies ou fausses. Je venais à cette foire aux vins parce que le responsable était un vrai passionné, qui dégotait des bouteilles confidentielles. Depuis son départ, tout à changé. Les bouteilles qu’il avait acquises ne se vendent plus, même bradées depuis des années. Les beaux domaines ne sont plus référencés et la standardisation gagne du terrain. Le travail du chef de rayon, peut-être par commodité, s’amenuise d’année en année. On est loin de Stang Vihan ou de Trie Château, même si un effort est fait pour offrir une dégustation qui sorte des sentiers battus et qu'il reste, ça et là, quelques bouteilles intéressantes.
Le monde du vin n’intéresse finalement qu’une frange marginale de la population ; le gros de la troupe se contentant d’acheter ce qu’on lui dit d’acheter. Et dans cette petite partie de la population, les amateurs qui font un travail de recherche, de découverte, sont encore moins nombreux. Il n’y a rien de condescendant dans mon propos puisque j'ai moi-même commencé de cette manière. J'y ai même rencontré un LPVien Haut-Normand. Mais faire une foire au vin permet de faire le point sur l'état de la communauté des amateurs/acheteurs.
Avant-hier soir, dans ce condensé de population française, je me suis rendu compte des fossés qui existent, des mondes qui nous séparent et des comportements édifiants que nous pouvons avoir. L’un recherche à tout prix le vin vanté par Jean-Luc Pouteau, l’autre la caisse de Mouton Rothschild. Et grande est la frustration, voire la colère, s’il n’est pas servi. Ce n’est pourtant que du vin et rien que du vin. Je suis reparti les mains vides, en n’étant pas certain de revenir.
"Allo ? Papa ? Dis... Tu peux me remonter 6 Domaine de Toasc ?"
Tout fout l'camp...