Château Grand Bari : Définir les limites
C'est un peu comme dans le roman de Benoît Adam "Les Lisières", ouvrage remarquable, où finalement tout l'intérêt d'une situation, d'une action, d'une vie, se trouve entre deux mondes, à l'endroit exact de l'interface, la bordure, la limite, la lisière : le lieu où tout se joue, se décide, se détermine. C'est également le péril, le risque, le point de non retour qu'il ne faut surtout pas dépasser.
Michal Bartak, œnologue au Château Grand Bari, cherche les limites et fait partie de ces gens qui une fois qu'ils les ont trouvées, les repoussent pour en définir de nouvelles : il fait de sa vie professionnelle d'aujourd'hui, une "furmint expérience".
Et des limites, il y en a plusieurs ; à commencer par celle qui n'est finalement plus un problème, celle qui semble dépassée par ceux pour qui justement ce n'est pas une limite : certaines lisières donc n'existeraient que parce qu'on les imagine sans qu'elles n'aient d'existence réelles ? Où est la limite de Tokaj : se pouvait-il qu'une décision administrative, à peine historique, vienne scinder un terroir en deux parties distinctes et de fait excluant l'une au profit de l'autre ?
La tradition, la culture, le terroir du Zemplin aurait de fait cessé d'exister d'un côté comme un ver que l'on aurait coupé ?
Le Château Grand Bari est situé dans la partie Slovaque du Tokaj et Michal Bartak ne se pose pas la question : il fait du vin à Tokaj sans se soucier de quel côté de la frontière il se trouve : les acteurs principaux se sont bien le furmint d'une part et le sol volcanique que traverse la rivière Bodrog d'autre part : l'entité est là et s'il y a des limites, elles sont définies par ces invariants.
Cela n'exclue pas pour autant les particularités, voire les particularismes : le Tokaj de ce côté est souvent plus oxydatif ; mais plus intéressant encore, il y a bien une empreinte territoriale que l'on retrouve dans les vins nonobstant les cépages (furmint ou lipovina), une constante qui de plus se développe avec le temps, un goût du reste lui-même très difficile à définir avec des mots tant il est inédit, unique.
Elle réside sans doute là cette nouvelle limite : ne plus limiter Tokaj aux vins liquoreux ; c'est aujourd'hui admis des deux côtés de la "lisière", les vins secs définissent une nouvelle voie. Sans doute n'est-il pas trop hasardeux d'affirmer que ce goût était quelque peu muselé par l'oxydatif de ce côté-ci.
Les limites techniques semblent toutes dépassées au Château Grand Bari ou du moins atteintes pour qu'elles ne soient plus des freins. Les investissements sont colossaux et les infrastructures n'ont rien à envier aux domaines qui disposent de ce qui se fait de mieux. La vraie limite réside sans doute, au regard de cette technique, à la place à laquelle on doit la maintenir pour surtout ne pas faire des vins techniques. Voilà au moins une limite définie et qui fait repoussoir comme celle qui donne une décharge à qui veut la dépasser mais qui fait pourtant exister l’intérieur du cadre en en définissant les contours, un peu comme la musique qui donne un cadre aux silences pour les magnifier et les faire exister avec cohérence et harmonie.
Michal Bartak se dit novice : il l'est sur le domaine, il l'est face au furmint. Il fait preuve d'une grande humilité malgré sa déjà belle expérience : alors pour son premier millésime au Château Grand Bari, il a expérimenté le furmint pour en tirer la quintessence, pour la partie de la gamme la plus ambitieuse sans pour autant délaisser la gamme des premiers vins qui doit être le fer de lance du Château Grand Bari.
Ses recherches aux confins du furmint, pour en exprimer le meilleur, sont parties dans plusieurs directions, comme s'il fallait pousser les bords dans tous les sens pour avoir un cadre d'expression à la fois plus large et plus précis. L'élevage, la macération, le degré de maturité.
La constitution des futures cuvées Quercus et VulKano sont encore incertaines car leur contour n'est pas encore assuré, la silhouette et ses limites est encore floue et Michal Bartak ne veut pas céder à la pression du temps et du marché pour arrêter ses choix, fixer sa limite. Il veut encore ressentir l'évolution des vins même si déjà une idée commence à devenir une réalité.
L'élevage en barriques apporte une évidente dimension de profondeur au vin, la macération des peaux sur quatre jours resserre toutes les sensations, les intensifie avec une limite gustative qui fait comme une barrière, celle de la perception des amers. Quant à la limite de maturité, en fonction du niveau d'acidité, elle peut aller loin. L'équilibre alcool acide peut aller haut : sur un millésime comme 2017 où tous les vins sont à plus de huit grammes par litres d'acide tartrique, cela laisse de la marge. Il est certain que si le résultat est étonnant, il est totalement bluffant.
Il ne fait aucun doute que Michal Bartak sur ce millésime 2017 saura fixer les limites du vin qu'il composera in fine et à ce titre la cuvée VulKano sera à suivre de près : un grand vin est en réparation au Château Grand Bari. Nul doute également que la marge de progression est immense, à l'aune de l'expérience de Michal sur ce tout nouveau domaine et il faut espérer qu'aucune limite ne vienne entraver les recherches de cet œnologue qui a déjà réussi en un millésime à imprimer son style dans tous les vins qu'il produit. La raison est simple : sa passion est sans limite.
Les vins et les échantillons dégustés :
La dégustation s'est passée en deux temps : d'abord les vins juste embouteillés du millésime 2017 qui constituent les vins que l'on pourrait appeler d'entrée de gamme mais qui n'en restent pas moins des vins à part entière, de facture moderne, faits pour être bus facilement et correspondant aux attentes sans pour autant renier leur identité. Ensuite ont été dégustés les bases de furmint qui serviront aux assemblages des vins plus ambitieux des cuvées Quercus et VulKano, qui comme cela a été précisé précédemment ne seront mis en bouteilles puis sur le marché seulement quand ils seront définis et jugés dignes d'être proposés.
Tuf 2017 : Majorité de furmint avec un peu de muscat. Il s'agit du vin qui doit donner l'image de Grand Bari en même temps que celle de ce millésime 2017 : il y parvient tout à fait avec du recul. C'est un vin très tonic, très élancé avec une finale épicée sur le poivre blanc et quelques notes boisées très bien intégrées. Considéré comme "semi dry", il se déguste sec.
Yellow muscat 2017 : Semi dry – se déguste sec. Sans soute le vin qui m'a le moins convaincu. Réduit, peu enclin à s'ouvrir, j'ai cherché en vain le cépage (ce qui ne serait pas forcément pour me déplaire !). Je reconnais une belle tension, des amers justes, mais ce vin suscite moins l'enthousiasme que le précédent et que ces suivants.
Muzat 2017 : catégorie semi sweet : assemblage de muscat et de zeta, ce vin se boit avec une facilité déconcertante avec de beaux arômes fruités et floraux, une tension qui tient le vin en finale. Joli vin, facile.
Lipovina 2017 : là aussi catégorie semi sweet mais le vin semble moins sucré que le précédent et pour cause : les 27 grammes de résiduels sont totalement neutralisés par les 9 grammes d'acidité. On ne dira jamais assez les qualités de la lipovina (harslevelu), cépage un peu délaissé face à sa majesté le furmint. Grande complexité aromatique avec cet arôme que j'ai retrouvé dans tous les vins expressifs de cette dégustation : une note à la fois rôtie, champignonneuse et épicée : un ensemble déjà éprouvé dans d'autres vins de la région. C'est excellent sur un équilibre cristallin et la note de poivre blanc qui sera le fil conducteur de cette dégustation s'invite joliment en finale. Noté Waouh !
Ce vin sera vendu autour de 7 ou 8 euros. Combien d'Auslese allemands seraient anéantis par ce vin ?
Furmint 1 : sans doute la base du futur Quercus : c'est un vin très impressionnant, encore boisé à l'attaque et très corpulent avec une acidité très marquée, une tension importante. Un vin très structuré, long, un peu austère avec une finale citronnée et où l'on retrouve encore le poivre blanc.
Furmint 2 : notes de pommes au four, le boisé est inexistant. Le vin présente une intensité incroyable avec cette note aromatique décrite plus haut et très caractéristique des vins de la zone. Longueur exceptionnelle. Un des vins que j'ai préféré dans cette dégustation. Excellent
Furmint 3 : le même vin mais élevé en fûts : la robe est encore trouble – le vin présente un caractère bourguignon très affirmé que seule une acidité si haute trahirait (tous les furmints sont autour de 8 grammes par litre d'acidité).
C'est un autre vin, un autre style, une autre voie. Ce furmint aura initié la conversation, le débat. Pourquoi n'y aurait-il qu'une voie ? Toutes valent la peine d'être explorée. Par ailleurs ce type de vin ne vaut que par un long vieillissement. Que deviendrait-il ? À coup sûr cela vaut la peine de l'observer. La question de la durée de l'élevage peut aussi se poser : 7 mois, ce n'est peut-être pas assez. L'idée que l'élevage soit plus long et que le vin puisse ensuite être associé à un jus plus naturel pourrait en effet être une solution : là-dessus, les hommes du Château devront décider.
Furmint 4 : juste pour voir la différence entre contact avec des chips et vrai élevage en barriques : si le résultat est sympathique et tout à fait élégant, la structure, le profondeur n'ont rien à voir même si ce vin est loin d'être ridicule.
Furmint 5 : 4 jours de macération des peaux avant pressurage. Un vin où tout est exacerbé, en terme d'intensité mais qui de mon point de vue trouve sa limite dans la perception des amers.
Furmint 6 : macération plus longue (10 jours selon mes notes) : ce n'est pas en place et cela ne se déguste pas correctement.
Furmint 7 : maturité à la limite de ce que l'on peut cueillir pour obtenir un sec : 3 grammes de résiduel et 13,5° acquis. L'acidité est autour de 8 grammes. C'est pour moi le vin de la journée avec une intensité incroyable. J'aime énormément ce vin qui conjugue toutes les qualités de ce qui a été dégusté précédemment. Cela tien à ce niveau d'acidité élevé, avec une vivacité presque mordante qui si elle n'était pas présente donnerait un vin lourd et écœurant. Tout ce qu'il n'est pas. Excellent.
On a eu beau déguster un peu de Zeta et de muscat moelleux ensuite, le dernier vin a tout emporté de mes pensées et de mes désirs de noter ! Michal possède sa palette, il doit en tirer les couleurs qui composeront les grandes cuvées du millésime 2017 du Château Grand Bari. J'ai hâte de constater le résultat.