S'il m'est permis…
La question du négoce ne peut se discuter sur quelques années : il faut voir cette question à long terme.
Le négoce bordelais a ceci d'unique : il permet, avec tous les degrés de viscosité dont on parlera plus tard, d'avoir un marché (celui du vin) où la confrontation de l'offre et de la demande aboutit normalement à un prix qui résulte alors des forces économiques.
N'oublions jamais que le prix final est dicté par les acheteurs. Dans ce secteur, toute augmentation du prix dépend ainsi de trois facteurs fondamentaux : la notoriété du cru, sa rareté, la notoriété du millésime.
Le négoce est une fonction spécifique qui a permis, pendant de longues décennies, aux producteurs de trouver un financement aisé sans obligation de mettre en place des structures commerciales coûteuses. Aucun secteur économique n'a fait si bien. En une journée, comme le dit un producteur reconnu, tout est vendu et je sais alors que mon vin sera proposé partout dans le monde à un prix correct.
N'allons pas croire que c'est la propriété qui domine ou que c'est le négoce : il y a régulièrement des effets de balancier : le négoce doit gagner sa vie, doit être certain de vendre, d'autant plus que maintenant, vu les trésoreries limitées et le prix des vins, il est de moins en moins capables de "porter" des millésimes anciens pour demande future (un de ses rôles essentiels le siècle dernier). Une exception notable : Joanne de Mr Pierre-Antoine Castéja, "la" référence actuelle pour les grands crus.
Ce mouvement de balancier a permis à un moment aux négociants de se payer jaguar et aston-martin, et à d'autres moments de permettre aux propriétaires de refaire les cuisines du château.
Dans le long terme, restent cependant quelques tendances qui deviennent fortes :
a : de moins en moins de négociants offrent une "sécurité" financière estimée suffisante par la propriété. La parade est simple : si le vin n'est pas payé, il ne sera pas livré. C'est déjà arrivé plusieurs fois (d'où la nécessité pour l'amateur de faire ses emplettes chez les meilleurs : millésima, 1855, chateauonline).
Donc de moins en moins de négociants vont survivre sur la place.
Mais il restera toujours des niches pour des gens travailleurs, intelligents comme Alias.
b : la propriété reproche de plus en plus au négoce de ne pas faire une répartition travaillée des allocations, se contentant de vendre facilement sans trop chercher de nouveaux débouchés. Ainsi, tel château se plaint de ne trouver aucun de ses vins dans les restaurants en Angleterre : pourquoi ?
c : le négoce accepte de plus en plus difficilement le chantage aux allocations futures : si vous ne prenez pas mon vin cette année au prix que j'ordonne, alors vous n'en aurez plus l'année prochaine.
d : la propriété cède de plus en plus aux gros chèques des grandes surfaces qui vont devenir, c'est indubitable, le plus gros acheteur des grands crus bordelais. Leurs moyens sont colossaux. Un vrai "challenge" pour le négoce.
e : les meilleurs crus acceptent de plus en plus difficilement que leurs vins deviennent des locomotives pour la vente de petits crus, car on connaît le discours de certains négociants : vous aurez une caisse de petrus à condition de me prendre 40 caisses de tels vins. Et on constate de plus en plus de jeunes producteurs dynamiques qui créent directement leur propre maison de négoce !
f : le négoce, qui se limitait généralement à quelques 100 propriétés, est de plus en plus sollicité par des domaines souhaitant intégrer ce système : on y obtient du prestige et on réduit considérablement les frais de marketing et de vente. C'est donc qu'il a des atouts, non ?
Un bel exemple de tout ce système est Haut-Marbuzet. Si MM Duboscq ont un carnet d'adresses privées conséquent pour des ventes directes - ils ont fait un travail magnifique en ce domaine - il n'en reste pas moins que maintenant, ils acceptent de passer une partie de leur vin au négoce : il y a bien une raison, non ?
N'oublions pas non plus, qu'à part la Champagne, qui a le système le plus performant, les autres régions de France rêvent souvent d'un système équivalent à celui du bordelais.
In fine, avec tous ces effets de balancier ayant plus ou moins d'ampleur, disons simplement que le négoce a encore de beaux jours devant lui, mais qu'il va devoir retravailler ses actions et son fonctionnement.
Quant à la propriété, il va falloir qu'elle réaprenne à partager honnêtement les marges, à faire moins de chantage.
Comme partout, les meilleurs resteront, les nouvelles idées de jeunes entrepreneurs trouveront leur place, et les rapports de force s'équilibreront toujours à un croisement de l'offre et de la demande en tenant compte des facteurs de viscosité évoqués plus haut :
- notorité du cru (par les journalistes influents)
- notoriété du millésime
- quantité offerte sur le marché (comment voulez vous qu'un sociando-mallet, qui vaut largement des crus confidentiels de la rive droite, puisse atteindre les mêmes prix ? Un grand producteur de Bolgheri, amoureux de ce cru du haut-médoc, et qui vend son vin à 45 euros en a presque honte : mais c'est la dure loi du marché : offre et demande).
- cours de la bourse et des changes, le marché américain, le plus porteur pour les grands vins étant généreusement acheteur quand il gagne en bourse et que le taux de change est favorable. Un thèse intelligente a été écrit à ce sujet.
Désolé de pondre ce long pensum et merci à ceux qui l'ont lu jusqu'au bout.