Nouvel Observateur 24.01.2003
Bordeaux: l'affaire qui ébranle la maison Parker
Le pape des vins de Bordeaux se doit d'être insoupçonnable. Or quelques factures à l'en-tête de sa société ont fait planer le doute. Et embarrassent l'entourage de l'influent critique
C'est une fable où l'on découvre un avocat, son épouse, une comptable et un pigeon. Quelques factures aussi. Mais tout à ces dégustations de primeurs, le gotha mondial du négoce, des courtiers et des acheteurs de vin rassemblés à Bordeaux n'aurait pas daigné prêter une seconde de son précieux temps à une histoire de factures, plus ou moins véridiques si, bien malgré lui, le nom de Robert Parker, ne s'y trouvait mêlé. Or Parker, à Bordeaux, c'est le guide suprême. L'habitant de Moktown, Maryland, fixe les prix du jus de raisin fermenté sur terre, et peut-être ailleurs. Ses critiques transforment certains chais en Fort Knox, d'autres en réserves à charbon. Parker fait la loi, et la loi est simple. Quand il le note au-dessus de 90 (sur 100), le vin n'a pas de prix. Au-dessous de 80, il n'a pas d'acheteurs. La semaine dernière, le «Financial Times» britannique et le «Wall Street Journal» américain, gazettes qui ne plaisantent pas avec les sujets d'argent, soulignaient son influence déterminante sur le marché mondial des vins. Parker ouvre ou ferme les portes de l'Amérique et celles de l'Asie.
Les ventes de bordeaux en primeur, c'est-à -dire juste après la fin de la fermentation alcoolique, ont eu pour effet d'augmenter son pouvoir. Il est devenu capital d'obtenir une bonne note aux dégustations de février et mars. Après, il est trop tard. L'Américain a ses goûts et il s'y tient. Il aime les vins puissants, concentrés, denses, opulents, et le boisé, ces notes de vanille et de grillé caractéristiques des vins élevés en fût de chêne neuf. «Des vins goudronneux, une cuillère tient dedans», disent ses détracteurs, qui leur reprochent de sacrifier la subtilité, la finesse, la complexité de tanins fondus dans le temps à la puissance immédiate et brutale. En un mot, d'être plus californiens que bordelais. Des vins faits pour être bus, et surtout vendus, jeunes, prétendent les mauvaises langues, et dont on ne sait pas comment ils vieilliront. Robert Parker a contribué à réveiller certains châteaux confits dans la morgue d'une grandeur passée et jugeant que leur classement les dispensait de produire un vin digne de leur rang présumé. Parker a lancé et fait la fortune des vins de garage, ces petites cuvées issues de terroirs parfois moyens, vinifiés par des types parfois sortis d'un opéra wagnérien, parfois de nulle part, et dont les prix ont dépassé ceux des premiers grands crus.
Certains à Bordeaux ont compris que, dans l'économie des vins de Bordeaux, l'influence des notes de Parker pouvait aller bien au-delà des prix. Dans un climat de guerre des clans, le moindre changement est étudié par les docteurs en «bordeaulogie» avec le soin que mettait la cour de Louis XIV à interpréter les signes de l'élection ou de la disgrâce d'une favorite. Le remplacement dans un vignoble du «clan Parker» de Michel Rolland, Å“nologue réputé comme le vinificateur des vins «parkerisés», par Denis Dubourdieu est perçu comme un changement significatif de tendance. Un retour à l'équilibre, à l'élégance.
L'Américain est adulé par les uns, redouté par d'autres, parfois détesté. En tout cas, arbitre des prix, sinon des élégances, il doit être insoupçonnable. Des rumeurs ont couru parfois, inévitables, mais sont toujours restées au stade de la rumeur. Même ses détracteurs soulignent son intégrité. Robert Parker connaît le prix à payer pour conserver sa réputation. Il s'interdit toutes activités de conseil auprès de producteurs ou de professionnels dont les intérêts sont liés à ses jugements. La confirmation d'un fait de nature à jeter le doute sur l'indépendance des jugements de Parker provoquerait un séisme à Bordeaux. Surtout en cette saison. Comme tous les ans, le marché est suspendu à la sortie des notes de la pythie de Moktown sur le millésime 2001 annoncées pour le 26 avril.
Et voilà pourquoi cette histoire de factures évoquée plus haut tombe au plus mauvais moment. Ces factures à l'en-tête de The Wine Advocate, nom de la société et de la revue de Robert Parker, et d'un montant total de plusieurs dizaines de milliers d'euros, ont atterri entre les mains de la justice bordelaise à la suite d'une banale affaire de détournement de fonds au détriment d'un groupe du Benelux, appartenant à un financier, résident monégasque, Roger Geens. Lequel contrôle, depuis des holdings financiers basés au Luxembourg, de multiples intérêts dans l'immobilier, la grande distribution, le négoce de vins et spiritueux en Europe et aux Etats-Unis. Roger Geens est aussi propriétaire d'environ 800 hectares dans diverses appellations du Bordelais: médoc, margaux, saint-émilion, saint-georges-saint-émilion, entre-deux-mers, côtes-de-castillon. Des vignobles qu'il détient notamment via la SA Vignobles Rocher Cap de Rive (SA VRCR).
A l'automne dernier, un audit comptable éveille les soupçons de la SA VRCR à l'égard de la gérante de plusieurs de ses sociétés, Isabel Teles Pinto. Une personnalité surprenante, cette Isabel Teles Pinto. «Une allure de vieille fille, assez réservée, travailleuse» pour les uns, «autoritariste» et «vivant sur le mensonge» pour les autres. Assez habile, en tout cas, pour inspirer à son patron une confiance aveugle. Avant son licenciement pour faute lourde, le 13 février 2002, Isabel Teles Pinto ira dénoncer au service des fraudes des irrégularités commises, selon elle, par son ancien employeur. Ses accusations ont provoqué le 14 février une vaste opération de perquisition dans une quinzaine de châteaux. L'ex-employée aurait ainsi accusé le groupe de non-respect des rendements et des quotas, de changements frauduleux d'appellation et de diverses irrégularités financières. L'un des maîtres de chais contrôlés, fatigué, surmené, se suicidera quelques jours plus tard, n'ayant pas supporté qu'on mette en cause son travail.
Deux mois plus tard, et sans préjuger de la suite d'une enquête qui s'annonce longue, le résultat est paradoxal: le parquet de Bordeaux affirme n'avoir actuellement aucun élément nécessitant l'ouverture d'une information contre le groupe Geens. De source proche de l'enquête, Isabel Teles Pinto aurait reconnu avoir détourné des fonds. Il est établi qu'elle a encaissé plusieurs chèques à son nom tirés sur les comptes qu'elle gérait. Début mars, la SA Vignobles Rocher Cap de Rive a déposé contre elle une plainte pour vol et recel, faux et usage de faux, détournement de fonds et abus de mandat. La SA VRCR lui réclame le remboursement de plus de 300000 euros.
Les tribulations comptables de la native de Malaga vont indirectement rattraper deux proches de Parker, Eric et Hanna Agostini. Professeur à la faculté de droit de Bordeaux, spécialiste mondialement reconnu du droit des marques vinicoles, Eric Agostini est une figure du barreau bordelais. Il a notamment défendu avec succès Alain Vautier, propriétaire du Château Ausone contre les assauts de François Pinault. Il est aussi l'avocat de Parker. The Wine Advocate est d'ailleurs domicilié à son cabinet. Son épouse Hanna est la principale collaboratrice de Parker en France. Elle recueille des informations pour le guide et le traduit pour le compte de la maison d'édition. Elle organise aussi des dégustations pour Robert Parker, elle lui présente des producteurs et leur vins. «Les mots me manquent pour exprimer ma gratitude à Hanna Agostini», peut-on lire dans la dernière édition du guide, et l'auteur d'ajouter: «Il serait juste que je partage avec elle tout le crédit qui pourrait m'être accordé pour cet ouvrage.» En mai 2001, Hanna Agostini a démissionné du barreau. Un mois plus tard, elle créait une société de conseil, Wines and Feathers.
Les Agostini ont rencontré Isabel Teles Pinto dans le cadre de leurs activités professionnelles avec son employeur. Eric Agostini a déposé une quarantaine de marques pour le groupe. La SA VRCR a dépensé 577104 francs en 2000 et 817182 en 1999 au titre des redevances dépôts de marques. Quant aux activités d'Hanna, la lecture de quatre des fameuses factures indique leur nature: elles ont été expédiées à la société SA VRCR par Hanna Agostini, en paiement de suivis de vinifications effectués avec un Å“nologue italien ami des Agostini, Riccardo Cottarella, et avec Jean-Luc Thunevin, propriétaire du Château de Valendraud, star des vins de garage. Le montant des factures s'échelonne de 3500 à 30500 euros. Evidemment, plus d'un à Bordeaux se demandera pourquoi deux professionnels de cette réputation ont besoin d'Hanna Agostini pour faire le suivi des vinifications…
Robert Parker ignorait tout de cette affaire de factures jusqu'en janvier. Il a appris leur existence de la bouche d'«un inconnu, un Américain rencontré sur le parking du Château Palmer». Il les a même vues et s'est déclaré tout à fait «choqué». Comme il l'affirme dans sa réponse à nos questions, «je n'ai jamais fait Å“uvre de consultant». Il a bien entendu interrogé Hanna Agostini, qui, dans le cadre de sa collaboration au guide, utilise du papier à en-tête de The Wine Advocate. Elle l'a assuré ne l'avoir jamais utilisé pour ses propres travaux et «que toute facture adressée par ses soins à cette société [...] était établie sur papier à en-tête de sa propre société, Wines and Feathers».
Pour le couple Agostini, les six factures montrées à Robert Parker sont des faux. Elle a ajouté qu'un dossier lui appartenant et contenant du papier à en-tête de The Wine Advocate avait été perdu ou volé. Hanna Agostini a évoqué cette affaire devant la police en affirmant que l'on cherchait à lui nuire.
Il n'empêche: plusieurs points demeurent obscurs dans les explications fournies par le couple Agostini. Selon nos informations, les chèques de règlement de ces factures, signés de la main d'Isabel Teles Pinto en tant que gérante de la SA VRCR ont été encaissés sur un compte détenu par Hanna Agostini.
En 1998, Jean-Luc Thunevin se souvient avoir été présenté à Roger Geens par l'intermédiaire d'Hanna Agostini. Que dit Parker? Il n'a aucun problème si Hanna Agostini conseille un Å“nologue à quelqu'un qui souhaite améliorer son vin. Gratuitement. Il ajoute: «J'en aurai un si elle monnayait une telle recommandation.» Le respect de la gratuité des conseils défini par Robert Parker est-il vraiment compatible avec l'objet social de Wines and Feathers qui a des activités comme la rédaction d'articles, de livres, la traduction, ajoute «le conseil en distribution et vinification»? A la question, concernant une éventuelle facturation en 1998 de la présentation de Jean-Luc Thunevin et Riccardo Cottarella au groupe Geens, Eric Agostini a répondu de façon beaucoup plus cohérente avec l'objet social de la société de son épouse: «Quant au fait d'avoir présenté telle ou telle figure de la vigne et du vin à un viticulteur qui ne connaissait personne, il a entraîné pour celui-ci une confortable plus-value en profit et en notoriété. Ce service a été rémunéré dans des conditions parfaitement régulières, notamment sur le plan fiscal.» Jean-Luc Thunevin, quant à lui, ne cache pas son étonnement: «Hanna présente mon vin à Parker depuis six ou sept ans. Elle n'a jamais rien facturé pour mon compte. Je ne pouvais pas imaginer qu'elle se faisait payer pour me mettre en contact avec le groupe Geens.» Dans le dernier fax qu'il nous a adressé, Robert Parker continue de croire que les six factures sont des faux fabriqués pour tenter de le discréditer, lui et Hanna Agostini. Mais la dernière phrase de son fax sonne comme une sorte de rappel nécessaire des termes du contrat vis-à -vis de sa collaboratrice: «Je l'ai informée que si elle souhaite travailler avec moi, toute activité de consultant en matière de vins est inacceptable.» Jean-Jacques Chiquelin