"Dénigrer": ce terme me paraît vraiment farfelu, ça me fait presque penser à un délit de "blasphème".
Je ne vois pas trop dans le vin qui s'amuserait à dénigrer qui que ce soit.
Ce que je vois, c'est que beaucoup d'amateurs ont le même parcours: d'abord, on n'y connaît rien, alors on écoute les conseils, on lit les guides, et on est convaincu qu'il n'y a pas meilleurs vins qu'à Bordeaux (et éventuellement en Bourgogne). On se jette sur les étiquettes, on accumule les vins prestigieux, et puis, un jour, on les boit, de préférence à l'aveugle, et on s'aperçoit que 9 fois sur 10 on n'aurait jamais voulu payer un tel prix pour ce vin-là. Celui qu'on a acheté 50 euros, on aurait bien aimé le payer 20. Celui qu'on a acheté 20, on en rachèterait plutôt à 10. Et naturellement, au bout d'un moment, on n'achète plus des vins qui ne nous donne pas le plaisir de leur prix. Je distingue, caricaturalement, plusieurs types de vin à Bordeaux:
1) Les 1ers GCC, aux prix déconnectés de leur valeur intrinsèque. Plus personne ou presque ne peut se les acheter.
2) Les 2e, 3e, 4e, 5e GCC: les prix ont explosé aussi, souvent multipliés par 2, 3, 4 ou 5. Soit ils n'étaient pas assez chers avant, soit ils le sont trop aujourd'hui. Mais plus aucun de ces vins-là, à de très rares exceptions près (Pavie-Macquin dans les millésimes non spéculatifs, par exemple), ne me donne du plaisir au regard de leur achat à 50, 100 ou 200 euros la bouteille.
3) Les seconds vins des GCC: un mythe savamment entretenu, jour après jour, tout étant fait pour persuader l'amateur non averti que c'est presque-le-même-vin-que-le-premier, vinifié avec la même expertise, mais issu de plus jeunes vignes (la plupart du temps) et délicieux-à-boire-plus-vite. Hors Forts de Latour et Petit Mouton, que je n'ai jamais bus, tous les autres seconds sans exception m'ont semblé indignes de leur prix. Ce sont des vins qui à l'aveugle, en compagnie de Bordeaux moins bien nés, ne tiennent presque jamais la route.
4) Les vins franchement mauvais qui profitent du prestige de leur appellation: j'ai déjà bu nombre de Saint-Emilion qui pour moi n'ont même pas le niveau d'un vin de table, mais aussi certains Pomerol, et pas que dans des petites années.
5) A l'inverse, de très nombreux domaines qui ne profitent pas du renom d'appellations prestigieuses font de l'excellent vin, mais par manque de visibilité, l'amateur tombe rarement dessus.
Alors, oui, certains grands Bordeaux sont magnifiques après 20 ou 30 ans de bouteille. Mais encore faut-il payer, et attendre. Et ce n'est qu'un pourcentage extrêmement faible du volume total. Et des centaines de propriétés font du vin à l'excellent rapport Q/P. Mais ce n'est certainement pas ceux-là qu'on retrouve facilement à l'achat.
Après, qu'est-ce qui se passe?
On s'aperçoit qu'on a parfois 12 bouteilles ou plus d'un vin qui au bout d'un moment nous lasse. Et qu'on a 98% de Bordeaux en cave.
Et puis on goûte un Madiran, un Cahors, un Pic-Saint-Loup, un Vouvray, un Montlouis, un Riesling, un Patrimonio, un Gevrey-Chambertin, un Coteau du Tricastin, un Jurançon, un Muscadet, un Sancerre, un Saint-Joseph, un Cabernet de la Napa Valley, une Syrah australienne, et on se dit qu'on a été bien cons, parce qu'autant de vins nouveaux, autant de cépages nouveaux, et autant de nouvelles découvertes, d'étonnements, de surprises, d'ouverture vers autre chose, et d'abandon de la pensée unique.
Et les prix? Moins de 10 euros pour avoir de très belles choses en Alsace, dans la Loire, en Languedoc Roussillon, un peu partout en fait, à l'exception de la Bourgogne (où on peut trouver des vins imbuvables en grande surface et ailleurs, parfois même en 1er cru, mais aussi de magnifiques Hautes Côtes de Nuits pour une quinzaine d'euros). Et pour une cinquantaine d'euros, on a très souvent le top de la région, des Riesling GC magnifiques, de grands Sancerre, de grands Chateauneuf, etc. Alors qu'à Bordeaux, pour le même prix, on a les 2-3-4-5e GCC, et pas les plus prestigieux. Et on se régale rarement.
Alors on ne se dit pas: "Tiens, si j'allais dénigrer Bordeaux, ces voleurs, ces escrocs", mais on se dit qu'on serait bien bêtes de dépenser notre argent dans ce qui nous apporte moins de plaisir.
On achète donc des vins d'autres horizons, de plus en plus, et lorsqu'on songe à déboucher une bouteille, ce qui nous fait envie, c'est très souvent le vin qu'on ne connaît pas encore, celui pour lequel on se dit: "Quel goût va-t-il bien avoir, celui-là?", et pas le Bordeaux dont on a déjà bu 10, 20 fois le même domaine, parfois le même millésime.
Et au bout de 8-10 ans, de 98% de Bordeaux on est passé à 30-40%, au mieux, et en consommation encore moins.
Je n'y vois aucune volonté de dénigrer qui que ce soit: tout au plus peut-on être très agacé par la pensée dominante à Bordeaux qui veut nous faire croire qu'il n'y a que chez soi que le vin est bon. Le jour où cette "propagande" aura disparu, on fera sans doute gagner de précieuses années (et beaucoup d'argent) aux futurs amateurs, dans le cheminement de leur passion.