Avertissement: que ceux qui sont allergiques au contexte prenant un peu trop le pas sur la dégustation, voir aux épanchements, passent leurs chemins.
J'avais envie de décrire ce moment de cette façon car il m'a touché et que c'est aussi une manière de le prolonger et de le partager.
Fin d'après midi sur la côte roannaise. Cela ressemble à une réunion de famille à la terrasse d’une vieille maison. L’assemblée s’est disposée selon un cercle très imparfait, qui se compose et se décompose au fil des conversations, et que traverse par moment la progéniture en liberté et donc forcément bruyante.
Josette a apporté deux bouteilles, deux bouteilles que son mari, Maurice, avait encavées au fil de sa vie d’homme parmi une trentaine d’autres. Modeste amateur qui, en s’approvisionnant de Crébillon auprès d’un représentant en vin, s’autorisait, à l’occasion, l’achat de deux ou trois étiquettes aux noms connus jusque dans la classe ouvrière.
Or Tonton Maurice est mort, il y trois ans. Josette son épouse a extrait de sa cave, au hasard, un Saint-Emilion et un Clos Vougeot. Elle nous les a apportés en se demandant bien si ça pouvait encore être bon « ces vieux vins ». En tant qu’ « espèce de zoulous qui passe son temps à parler de vin sur internet » je me suis vu confier les deux flacons. Ne m’attendant pas à voir ma passion s’immiscer dans ce week-end où les vins sont généralement modestes et loin d’être le centre des préoccupations je suis content. C’est maintenant, il me semble, le moment de les ouvrir.
La maison ne dispose que d’un seul verre à dégustation, rescapé d’une liste d’un mariage qui commence à dater. Je propose que les deux breuvages soient goûtés par tous dans ce même verre, opposant aux éventuelles réticences mon enthousiasme du moment. Seule Tatie Josette, dont la réputation d’être craintive (euphémisme) a toujours été gentiment raillée, aura droit à son verre ballon.
Cette « mise en scène » de circonstance, résultante d’un problème pratico-pratique, ne m’empêche pas d’en apprécier tout le symbole. Le vin du tonton, passant de main en main. On est quelque part entre la communion du Christ et la bande de hippies se faisant passer fraternellement un joint. Il y a un peu de solennité, mais à peine. Juste ce qu’il faut. Il n’y aura pas de sanglot en mémoire du tonton, il n’y aura personne pour clamer tous les poncifs qu’il aura retenu sur les vins « prestigieux ». Chacun savoure cet instant singulier en fonction de son propre rapport au vin tout en vaquant à ses occupations ou conversations du moment. Le temps s’arrêtera juste le temps qu’il prenne quelques gorgées du vin. On entendra alors des mots de satisfaction car, miracle, les vins sont bons, et chacun est à même de s’en apercevoir.
Le
Clos Fourtet 1986 a un nez de mousse humide, de sous-bois. La bouche est soyeuse, presque veloutée, et parait sérieuse dans son ensemble, de par son registre plutôt tertiaire. La finale est un peu asséchante et la persistance est moyenne, bien que dense. Les plus attentifs y trouveront une note de fruits noirs, preuve que l’enfance n’est jamais tout à fait morte.
Puis viens le
Clos Vougeot 1992 du domaine de la Juvinière. Je sais la diversité des domaines qui produisent ce grand cru, pour le meilleur et pour le pire. J’ai une vague idée de la faiblesse du millésime. Pourtant il faut se rendre à l’évidence, ce vin sent bon. Floral de prime abord, puis cerise et cuir neuf.
La bouche est une caresse inouïe, Tonton Maurice a dû monter au ciel en emportant les tanins avec lui. Le bouquet s'exprime de retour en finale accompagnée d'une note minérale salivante. La persistance aromatique est superlative, elle marque les esprits.
C’est la fin de l’après-midi, nous sommes en plein air. Le soleil va se coucher. Ca rit, ça houspille les gosses, ça change des couches ou ça se plaint du dos qui coince, des doigts qui se tordent, des profiteurs, des nantis, ça raconte les blagues à l'étalage, ça parle de choses graves, des derniers examens de santé, du dernier divorce… On est bien ensemble dans cette retrouvaille annuelle, uni par le souvenir d’une époque où la grande famille passait ses vacances ensemble et sans doute que beaucoup de pensées intimes, en cet instant, font allusions au temps qui passe. En tout cas telles sont les miennes.
Tout le monde est content d’être là, il est temps de passer à table, on se lève, emportant dans la bouche le goût du vin, indélébile.
Désolé d’avoir été si long et merci à ceux qui m’auront lu jusqu’au bout.
Amicalement,
JB