Réponse « kantienne » à la question de Jérôme. (
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Question préliminaire : le vin relève-t-il seulement de l’expérience hédoniste ?
Kant dit que l’agréable diffère du beau. L' agréable, dit-il, c'est ce qui plaît aux sens. C’est la manifestation du vin à travers mes sens qui me le rend agréable. C’est agréable
pour moi. Ce n’est donc pas le vin qui est agréable en soi, c’est l’expérience que j’en fais. Agréable caractérise ainsi une sensation et non pas un objet. Il est donc inutile d’en discuter car il n’y a pas de logique dans le domaine des sensations.
A l’inverse, aller au-delà des sens, c’est entrer dans le domaine de la représentation. Le beau est ainsi un jugement de goût à propos d’un objet dont la seule
représentation nous donne un sentiment de plaisir. C’est un plaisir purement contemplatif, une satisfaction désintéressée que tout le monde par conséquent peut éprouver. Il ne nous affecte donc pas dans sa matérialité.
Doit-on limiter le vin au domaine de l’agréable ? Après tout, si le beau concerne les sens de la vue et de l’ouïe, pourquoi exclure le goût ? Il concerne certes le bon mais indéniablement, concernant le vin, le beau semble avoir sa place. C’est à mon sens la première question que pose Jérôme :
Le vin relève-t-il seulement du domaine de l’agréable, de l’expérience hédoniste, ou bien relève-t-il parfois du beau, et donc du jugement esthétique ?
Mon avis sur cette question est que le vin appartient au domaine de l’agréable et, dans certains cas, monte d’un étage en accédant au domaine du beau. Mais vient le problème suivant. Si le vin me paraît grand, et sous hypothèse que cette grandeur relève de l’esthétique (car sinon, il n’est que l’un des plus agréables vins que j’ai déjà dégusté et le débat s’arrête), comment cette grandeur peut-elle être seulement contemplative ?
Précision sur le beau.
Kant dit que le beau est un jugement esthétique, et non une perception. Le jugement esthétique n’apporte pas de connaissance et il est
universel. Comment et pourquoi peut-il ne pas apporter de connaissance et être universel ? Autrement dit, comment peut-il être une universalité sans concept ? Parce que la satisfaction du beau ne se déduit pas d’un concept ni de l’adéquation d’un objet à l’idée que l'on aurait de sa perfection. Il n'y a pas de critère de beauté. Le beau est l’universalité d’un état subjectif; une nécessité sans loi, sans concept. Pourquoi ne puis-je pas identifier beauté et perfection ? Parce que si je parle de perfection, je fais référence à une finalité représentée, déjà présente, ou alors à un ensemble de règles explicites permettant de
construire cette perfection.
Mince alors! Tous ces grands vins, que certains qualifient de grands n’ont-ils pas été élaborés en suivant certains principes ? La perfection ne serait pas gage de grandeur? Si l’on suit le raisonnement de Kant, la « magie » des grands vins réside autre part, et non pas dans une technique.
Et mon plaisir contemplatif par les papilles il vient d'où alors? X( Ben... Pas des papilles justement.
Ce qui distingue la connaissance conceptuelle de la représentation esthétique, c'est que dans la première, mes facultés, l’imagination et l’entendement s’accordent pour produire un concept correspondant à mon intuition. Dans la représentation esthétique, vu qu’il n’y a pas de concept, mes facultés peuvent fonctionner sans limite. Appliqué au vin : la représentation du grand vin entre parfaitement sous la notion de beauté (grandeur) et la beauté (grandeur) semble s’instancier parfaitement dans le vin, alors même que nous n’avons pas de concept de beauté (grandeur). Bon, et mon plaisir alors?
La beauté (grandeur) apporte un plaisir parce que, le travail de l’entendement et de l’imagination s’effectue malgré le fait qu’il n’y ait pas de concept. [Le rôle de ces facultés (dans le jugement conceptuel) est par exemple de ranger un particulier sous le général. Le plaisir vient donc de l’harmonie de nos facultés malgré l’absence de concept ; seule la notion de beauté autorisant cette harmonie de nos facultés de connaissance. Mais attention! La beauté est une finalité sans fin.:
Elle s’offre comme une finalité à nos yeux mais elle n’en est pas une, car nous n’avons pas de représentation claire de la volonté qui nous semble être à sa source (ex. : un beau coucher de soleil. Bingo!).Le plaisir provient donc également du fait que nos faculté fonctionnent de façon finalisées sans que l’objet soit finalisé.
Œuvre d’art et communicabilité.
En résumé. Si un vin est grand, je n’ai pas pour autant de connaissance de la grandeur, et il m’apporte un plaisir qui se mêle à l’agréable (sauf pour les Bordeaux en primeur?
). C’est au final non plus simplement du goût, mais également un jugement de goût.
Question : mon vin est-il grand si la majorité dit qu'il est grand?
Ben non, c'est comme Bienvenue chez les Ch'tis: ce n'est pas parce que tout le monde est allé le voir que c'est le chef d'oeuvre du siècle. Il n'y a pas non plus de règles préétablies en matière de goût. Kant ajoute, les hommes ne s'accordent pas nécessairement sur ce qui est beau ou sur ce qu'est un grand vin. En revanche, quand je dis, "ce vin est grand", c'est un jugement universel car j’estime que chacun devrait donner son assentiment au vin et le déclarer comme grand. C'est présupposer l'existence d'un sens commun permettant de porter un tel jugement. Je fonde ainsi une communauté sensible a priori. Bof, quel intérêt? D'être des hommes. Une telle communauté permet en effet de réconcilier sensibilité et intelligence: j'éprouve du plaisir d'une forme abstraite. En exerçant mes facultés de connaissance sans qu'il n'y ait connaissance réelle, une communication sans fin s'établit entre les hommes. [P. S. : l'abus de grands vins nuit malheureusement à la communicabilité et à l'exercice de mes facultés]
Un dernier point. Comment puis-je avoir une finalité sans fin dans un vin comme dans une toile de maître alors qu'il est évident que l'art en général est intentionnel? Pour que le jugement esthétique subsiste, il est essentiel que l’intentionnalité ne soit pas le caractère dominant de l’œuvre, sinon le jugement de connaissance l’emporte sur le jugement esthétique. C’est un peu le serpent qui se mort la queue. Alors que dans la nature, la finalité sans fin rapprochait la nature de l’art car on touchait du doigt une volonté derrière le spectacle de la nature (sans en avoir de représentation claire) ; dans l’art, si l’intentionnalité est trop présente, l’art ne ressemble pas assez à la nature. On doit être en présence de quelque chose qui dépasse l’humain et sa technique, ou plutôt que la technique ne se fasse pas sentir: c'est le propre du génie.
Cordialement,
Thibault.