Quand bien même la RVF développe une politique "consumériste" qui peut prendre des aspects pour le moins discutables, tout amateur de vin se doit de lire et de mémoriser, de transférer ce très bel article publié dans le Monde par son rédacteur en chef.
Un résumé immense detout cela : le dessin de Voputch dans le Point de cette semaine.
POINT DE VUE
Le vin, rempart contre l'alcoolisme !, par Denis Saverot
LE MONDE | 26.02.04 | 14h34
Il fut un temps où la France incarnait une certaine idée de l'harmonie entre
l'homme et la nature. Vu du reste du monde, notre pays était considéré comme
une terre de culture, de gastronomie, d'art de vivre, de convivialité et
aussi d'insouciance. C'est bien simple, ce pays était devenu la première
destination touristique mondiale. On y vivait magnifiquement.
Un Anglais, Peter Mayle, fit un best-seller planétaire en racontant dans un
livre, Une année en Provence, ce que les Français eux-mêmes considéraient
comme une incroyable banalité : des parties de boules s'achevant par des
déjeuners à la bonne franquette où un rouge ensoleillé du Luberon venait
arroser un lapin aux aromates.
Des scientifiques américains avaient identifié un des secrets de l'espérance
de vie française, une des plus élevées d'Europe : la présence de polyphénols
dans le vin rouge, qui diminue le risque de maladie cardio-vasculaire.
C'était dans les années 1980, il y a vingt ans seulement, et ce "French
paradox" était alors présenté comme un de nos atouts en termes de santé
publique.
Deux mille ans de travail du vignoble et de savoir-faire avaient ciselé dans
notre pays quelques noms devenus aussi célèbres que nos littérateurs les
plus illustres. Bâtard-montrachet et corton charlemagne, margaux et
saint-émilion, côte-rôtie, châteauneuf-du-pape, savennières
roche-aux-moines, maury, schlossberg et altenberg, dans le monde entier, le
seul énoncé de ces appellations était synonyme de plaisir, de culture et de
raffinement. Ce vignoble avait d'ailleurs de tout temps inspiré les poètes
et les écrivains : Du Bellay, Voltaire, Lamartine, Baudelaire, Colette,
Giono. Il constituait un rempart efficace contre l'exode rural, devenu la
plaie des pays développés.
La vigne offrait du travail à plus de 300 000 personnes, apportait de la
prospérité à la nation et à l'Etat : au début des années 2000, le succès des
vins français dans le monde rapportait chaque année un solde net de près de
6 milliards d'euros, autant que la réunion des puissantes industries
cosmétiques et des fabricants de parfums. Surtout, ce vaste vignoble
protégeait la France des méfaits de l'alcoolisme : ce fléau a toujours fait
bien moins de ravages en Languedoc, dans la vallée du Rhône ou à Bordeaux,
terres de vignes, qu'en Bretagne, dans le Nord-Pas-deCalais, en Scandinavie,
en Russie ou en Pologne, où aucun cep n'a jamais été sérieusement cultivé.
Que se passe-t-il aujourd'hui dans la tête des dirigeants français ? Un
nouveau et déconcertant "French paradox". Au tournant du troisième
millénaire, d'une manière inexpliquée, nos élites ont oublié ces bienfaits
pour se lancer à corps perdu dans une politique prohibitionniste.
Au nom de valeurs nouvelles, la sécurité, la protection des individus, la
lutte contre les "comportements à risque", les pouvoirs publics ont jugé que
les Français avaient perdu tout sens de la mesure. On a entrepris de les
protéger contre eux-mêmes. On s'est attaqué au vin, relégué au rang des
archaà¯smes nationaux.
Dans le pays du grand Pasteur, celui-là même qui avait déclaré voici plus
d'un siècle : "Le vin est la plus saine et la plus hygiénique des boissons",
on s'est mis en tête de gommer méthodiquement la distinction millénaire qui
démarque le vin, boisson culturelle et conviviale, des alcools.
La prévention et l'information ont cédé le pas à la répression. Le 6 janvier
2004, le tribunal de grande instance de Paris a interdit pour la première
fois en France une campagne promotionnelle en faveur des vins de Bourgogne.
Cette campagne avait le tort de présenter le vin sous un jour trop
favorable. Le 15 janvier, une sénatrice de la majorité au pouvoir,
Anne-Marie Payet, a déposé un amendement visant à obliger tous les vignerons
à inscrire sur les étiquettes que le vin, comme toutes les boissons
alcoolisées, est dangereux pour les femmes enceintes. L'amendement a été
annulé in extremis, le gouvernement considérant qu'à quelques mois
d'échéances électorales une telle mesure pouvait être nuisible.
Peu après, c'est la Cour des comptes qui, fustigeant l'inefficacité de la
lutte contre l'alcoolisme, a regretté que la loi n'impose pas "la présence
d'un message d'alerte sur les étiquettes des bouteilles de vin, comme pour
le tabac".
Parallèlement, des organismes financés par les fonds publics (Institut
national de prévention et d'éducation pour la santé, Mission
interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie, Association
nationale de prévention en alcoologie et addictologie) ont surenchéri dans
une propagande antialcoolique sans nuance, mettant sur le même plan les
grands vins et des alcools forts souvent importés, ceux-là mêmes que
consomment les jeunes gens en boîte de nuit et qui sont les principaux
responsables, avec l'inexpérience, des accidents mortels au volant.
Cette politique a de curieux effets. Sur les bords de nos routes, les
gendarmes se sont mis à traquer davantage les automobilistes ayant
accompagné leur déjeuner de deux verres de vin, un produit pourtant licite,
que les consommateurs de drogues dangereuses et interdites, comme la
cocaà¯ne, l'ecstasy ou l'héroà¯ne. En effet, si la loi permet depuis le 3
février 2003 (enfin !) les contrôles aléatoires antidrogue à l'encontre des
automobilistes coupables d'une infraction au code de la route, il faut pour
cela conduire les contrevenants à l'hôpital. Or, tous les automobilistes
savent qu'ils ont davantage de chances d'être invités à "souffler dans le
ballon" que d'être conduits à l'hôpital pour un test antistupéfiants.
Cette obsession hygiéniste est en train de détruire notre culture. La
consommation de vins fins dans les restaurants gastronomiques, qui fait
pourtant le charme de notre art de vivre, s'effondre. Bizarrement, le
ministère de la santé ne paraît pas s'inquiéter de voir nos concitoyens
devenir les champions d'Europe de la consommation de tranquillisants et de
somnifères. Plus de 11 % des assurés sociaux se font rembourser chaque année
des médicaments psychotropes, dont une partie prennent le volant en toute
impunité ! Quelle glorieuse avancée !
Il faut dire qu'alors que le vignoble est composé de dizaines de milliers
d'entreprises individuelles ou familiales, désorganisées et souvent
prisonnières de rivalités ancestrales, les grandes multinationales
pharmaceutiques ont depuis bien longtemps fédéré leurs forces pour
intervenir efficacement auprès des pouvoirs publics, s'amusant chaque jour
que certains médias parlent encore avec défiance du "lobby des bouilleurs de
cru", en ignorant totalement la puissance infernale des marchands de
médicaments.
Il est encore temps de mettre un terme à cette dérive tragique. Pendant que
la France achève de saboter méthodiquement ce qui fait son charme et sa
renommée dans le monde, l'Espagne voisine s'est dotée, le 10 juillet 2003,
d'une loi sur le vignoble que tous les Français devraient consulter.
Ce texte institutionnalise pour la première fois la différence qui existe
entre le vin et les autres alcools. Elle permet à l'Etat et aux
propriétaires de financer des campagnes de promotion du vignoble, de rendre
compte des effets bénéfiques du vin comme aliment, de favoriser le
développement durable de la culture de la vigne et de contribuer à une
meilleure connaissance des appellations espagnoles à l'étranger.
Les premières lignes de l'exposé des motifs méritent d'être ramenées au
seuil de la mémoire de l'esprit français : "Le vin et la vigne sont
indissociables de notre culture. Depuis l'aube de l'humanité, depuis qu'il a
commencé à dessiner, l'homme s'est représenté une jarre de vin à la main :
sur les fresques égyptiennes, les amphores grecques, les mosaà¯ques
romaines."
Un exemple à méditer alors que la loi Evin interdit en France, le pays des
grands crus, de montrer une bouteille de vin à la télévision ou de diffuser
un programme pédagogique sur la meilleure façon de le consommer. Il y a huit
mois, le New York Times a créé une onde de choc en affirmant que la cuisine
espagnole devançait désormais une gastronomie française en déclin. Dans cinq
ans, si rien n'est fait, les mêmes journalistes expliqueront tranquillement
à leurs lecteurs qu'en Europe, la France n'est plus le berceau des grands
vins.
Denis Saverot est rédacteur en chef de La Revue du vin de France.