Exceptionnel !
C’est le mot qui vient spontanément à l’esprit quand on repense au moment que nous avons vécu ensemble au restaurant Lasserre vendredi dernier. Une première pour la totalité des convives et au final la concrétisation d’un projet aussi gonflé que novateur (pour nous au moins !) qui nous a conduit à explorer, d’une façon moins conventionnelle, l’univers de la gastronomie sucrée en lui offrant la totalité du menu comme espace pour s’exprimer. Nous aurions pu terminer le repas par un ou deux plats salés, dans un souci de symétrie parfaite avec l’expression classique d’un repas. Mais c’est bien la gourmandise pure et la volonté de pousser l’expérience à son maximum qui a prévalu à la rigueur mathématique
. Le menu entier fut donc consacré aux desserts, de l’amuse-bouche aux mignardises finales, en passant par le pain sensé accompagner les différents plats.
Tout est parti d’une idée de Jean-Philippe Durand, tombé sous le charme des desserts de Claire Heitzler, qui a constaté que les desserts proposés par Claire sont pensés et construits comme de véritables plats salés et qu’ils offrent en général un équilibre assez peu sucré en utilisant au maximum les sucres naturels des produits utilisés tout en évitant, pour autant que faire se peut, les sucres ajoutés. La curiosité aidant, la porte était ouverte, avec la complicité de Claire, pour tenter de structurer un menu qui éviterait l’effet de saturation en sucre qui était, bien évidemment ce que tout le monde redoutait !
Au challenge gastronomique, s’est ajouté le défi œnologique, objet de notre passion commune. C’est le talentueux Antoine Pétrus qui a coordonné la sélection des vins, avec comme lourde tâche d’accorder chaque vin avec chaque dessert, en s’assurant que le double effet de séquence (vin et plats sucrés) ne nuirait pas à la progression globale du repas. Un travail remarquable, dont il n’aura malheureusement pas pu profiter, étant malade le jour du dîner. C’est Nicolas qui l’a remplacé avec brio ce soir là, réussissant à canaliser les plus indisciplinés d’entre nous qui, dans un élan de générosité remarquable, ont quelque peu modifié les plans établis. Mais l’imprévu est aussi le sel (à défaut du sucre) de la vie n’est-ce pas ?
. En tout cas, nous adressons un grand et chaleureux bravo à Antoine et Nicolas pour leur aide précieuse.
Tuiles au thé fumé, farine de chataignes et noisettes
Brioche aux noisettes et pralines roses
Jurançon moelleux Jardin de Babylone, Didier Dagueneau, 2005
Dès le début du repas, le ton est donné : on nous explique que la brioche aux noisettes et aux pralines (délicieusement fondante) tiendra le rôle du pain et sera reservie par tranche au fur et à mesure selon les désirs gourmands (
) . Les tuiles au thé fumé sont une merveille de délicatesse et de subtilité ! Elles croustillent et fondent immediatemment en bouche, libérant de temps en temps une petite pointe de sel craquant qui relève les arômes de fumé et de noisette. Pour accompagner ces mises en bouche, Antoine et Nicolas ont généreusement prévu une bouteille surprise : un Jurançon moelleux Jardin de Babylone de Didier Dagueneau. Le nez du vin est envoutant, sur des arômes de truffe blanche. La bouche est très équilibrée, belle synthèse entre une liqueur bien présente mais une fraîcheur superbe qui tend la finale (longue et complexe) vers des notes de pralin. Un beau vin pur et élégant qui m’évoque le style de la cuvée Marie Kattalin du domaine De Souch. Excellent !
Parfait glacé au coing et à l’orge, fraises des bois de Malaga
Riesling Berncasteler Doctor Auslese, Thanish Erben Thanish, 1989
Premier choc gustatif de la soirée ! Ce parfait au coing et à l’orge porte parfaitement son nom ! Cette sphère d’apparence simple, cache un insert de sorbet, protégé par une coque croustillante, le tout enrobé d’un appareil à température ambiante. Tout y est : la complémentarité des textures fondantes et croustillantes, le choc des températures et le jeu acidité/douceur de la crème à base d’orge ! J’adore ! La sensation générale du plat est très peu sucrée, portée par une belle acidité qui résonne avec la superbe fraîcheur du Riesling Doctor. Un vin absolument magnifique ! Des notes terpéniques bien présentes sans être excessives, une bouche d’une pureté cristalline et d’une complexité remarquable ! Grand vin !
Duvet de coco au pamplemousse, crème d’avocat
Riesling Muenchberg Vendanges Tardives, André Ostertag, 1990
Gewürztraminer Altenberg de Bergheim Vendanges Tardives, Marcel Deiss, 1990
C’est la seconde fois que j’ai la chance de goûter ce plat ! Et la magie opère encore ! La complémentarité entre le coco, l’avocat et le pamplemousse (qui apporte vivacité et amertume) est juste magnifique et offre une nouvelle fois à ce plat une sensation assez peu sucrée. J’avais un peu peur pour le Riesling Muenchberg VT car il passait juste après le Doctor Mosellan. Eh bien j’avais tort ! Le vin présente un équillibre certes un peu plus élevé en alcool mais qui est parfaitement contrebalancé par une belle matière. Le vin est doté d’une liqueur bien présente mais qui a commencé à se fondre. Il est élégant et raffiné, sur de belles notes d’amandes en finale. Le vin, superbe en dégustation pure, peine cependant face au pamplemousse qui trouvera un partenaire à sa mesure avec le Gewürztraminer VT de Marcel Deiss. Sa robe est plus marquée que celle du riesling, trahissant un début d’évolution. Il présente de magnifiques amers qui complexifient la bouche et offrent une résonnance jouissive avec le plat. Encore une belle illustration du fait que les vins de dégustations ne sont pas forcément les meilleurs vins de table et réciproquement. Superbe paire !
Mousse légère yaourt, courge musquée et glace au marron
Vouvray Moelleux Goutte d’or, Philippe Foreau, 1990
Mon coup de cœur ! Un dessert que j’ai adoré ! La sphère mousse yaourt / marron est une merveille de délicatesse que viennent relever la courge et la gelée. A regoûter d’urgence. Que dire du Vouvray Goutte d’or 1990 de P. Foreau, si ce n’est tout d’abord que ce vin a remplacé à la dernière minute une paire de Vouvray 1996 de Huet et Foreau (Clos du Bourg 1ere trie vs Moelleux) qui devait accompagner le plat. On peut aussi en dire que c’est un vin hors norme : la robe est profonde et cuivrée. Le nez est riche, presque confit. L’attaque en bouche est dense et riche mais rapidement on sent une acidité énorme qui vient contrebalancer cette richesse et donne un équilibre hors norme à ce vin exceptionnel. Longueur phénoménale. Un vin immense pour un très grand plat.
Reine des reinettes doucement caramélisée, sorbet granny smith
Macon-Clessé Quintaine Grains Cendrés, Guillemot-Michel, 1991
Muscat du cap Corse Cuvée 655, Domaine Marengo, 2007
A ce stade du repas, nos bouches ont su rester fraîches et disponibles, évitant la saturation en sucre que nous redoutions. Mais on sent bien que l’apparition imprévue du Goutte d’or risque de changer la donne car, si son équilibre était magistral, sa charge en sucre était malgré tout bien présente. Et force est de constater que le Macon va souffrir de l’effet de séquence en apparaissant assez peu sucré et en offrant des amers assez marqués. Cette sensation disparaitra au fur et à mesure de la dégustation du plat. Le plat lui-même est un peu plus riche et moins aérien que les 3 premiers, notament du fait de l’apparition d’un biscuit et d’un cercle de chocolat fondant à l’intérieur ce qui lui donne plus de matière et de consistance. Le sorbet Granny Smith vient équilibrer tout cela dans un superbe élan de fraicheur. Le muscat sera gouté sur le plat suivant.
Crêpes Suzette
Vin de Pays del’Héraut, Clairette Beudelle, Mas Jullien, 1999
On quitte cette fois l’univers particulier de Claire pour revenir sur le terrain de la grande tradition. Quoi de plus gourmand et de plus pertinent, en cette période de Chandeleur, que d’aborder ce gand classique de la gastronomie Française ? C’est donc en salle que ces crêpes seront préparées et servies, pour notre plus grand bonheur ainsi que celui des nos voisins que se sont régalés du spectacle et des effluves. Le muscat du Cap Corse offre une très belle expression du cépage, dans un registre moyennement sucré, ce qui rafraîchit agréablement la bouche. Sur le plat, je lui ai cependant préferré la Clairette de Beudelle qui, dotée d’une robe plus tuilée, offrait un profil aromatique proche d’un Rivesaltes ambré, sur des notes d’oranges confites revelèes d’une pointe d’amertume en finale.
Crème légère au café, tuile délicatement chocolatée
Rivesaltes Cuvée Aimé Cazes, Domaine Cazes, 1976
Sherry East India Solera, Emilio Lustau
Il était bien entendu hors de question que les amateurs de chocolat et de café fussent oubliés lors de cette ode aux desserts. La crème au café est d’une légèreté aérienne tandis que le craquant de la tuile donne le contrepoint de texture. Un véritable régal qui se marie parfaitement avec la superbe Cuvée Aimée Cazes 1976 qui offre une richesse en sucre bien équlibrée et dispose d’une pureté et d’une précision aromatique qui faisait un peu défaut à la Clairette dans le même registre aromatique. L’accord se fait sur la crème et la tuile chocolatée. Avec L’East India Solera, ce sont les notes de café et de torrefaction qui résonnent à l’envi dans un mariage aussi long qu’envoûtant. 2 superbes bouteilles.
Mignardises
Brown Madeira Malvoisie Hors d’âge, Nicolas
Eh bien oui! Vous ne rêvez pas ! Nous avons bien entendu eu droit aux mignardises et, à l’exception d’une défection (qui se rattrapera tout de même juste avant de partir) nous avons été au rendez-vous de ces truffes et surtout de ces millefeuilles passion/praliné qui sont de vraies damnations. Mais c’est avec les truffes que le madeire Malvoisie Hors d’Age des Etablissement Nicolas (probablement mis en bouteille dans les années 50/60) exprimera toute sa palette aromatique. Le nez, marqué par une très forte acidité volatile, nous réveille instantanément. La bouche est beaucoup plus douce et voluptueuse sur le café, le pralin et la chicorée. Longueur interminable et complexité superlative. Un vin immense qui appelle inexorablement un cigare : un Partagas Lusitania eût été le partenaire idéal…. Maudite réglementation !
Claire Heitzler est alors venue nous rejoindre en salle et nous avons échangé longuement sur l’expérience de cette soirée. Un moment passionnant dont je retiendrai une image : celle du visage rayonnant de Claire lorsque que lui fait remarquer que, malgré tous les plats servis lors du repas, nous avons encore l’appétit de déguster (et d’adorer) ses millefeuilles Passion/Praliné. Elle me répond alors avec un grand sourire : bien que je fasse (et déguste) ce millefeuille depuis longtemps, je ne m’en lasse pas. Il est vraiment très bon ! Une réponse simple et touchante à la fois car on comprend bien que derrière la grande Chef, professionnelle, précise, créative et exigente se cache l’âme d’une véritable gourmande.
Au final j’ai terminé le repas repus mais sans sentiment marqué de saturation, ce qui était ma crainte initiale. Il est bien entendu que je n’avais plus d’appétit pour d’autres plats mais n’est-ce pas aussi le cas lorsque nous allons faire un repas plus classique de 6 plats dans ce type d’établissement ? Je suis très heureux d’avoir vécu cette expérience et remercie une fois de plus chaleureusement Jean-Philippe Durand, Antoine Pétrus ainsi que Claire Heitzler d’avoir rendu cela possible.
Christophe