Jean-Claude Ribaut - Le Monde du 28/7/05
Du rose très pâle au rouge à peine soutenu, toutes les références habituelles d'un nuancier ne suffiraient pas à classer la robe des vins rosés. Certains semblent se rattacher à la pâleur des saumons, d'autres recèlent une pointe de fuchsia ou de parme, d'autres encore tirent sur l'orangé ou le beige. On qualifie un rosé à la couleur vive d'"oeil-de-perdrix", et, lorsque sa teinte évolue vers le jaune orangé, de "pelure d'oignon". Pour un rosé, la couleur est primordiale, la moitié de son charme.
La différence de couleur tient à la richesse des baies de raisin en composés phénoliques, et particulièrement en pigments rouges (anthocyanes) contenus dans la pellicule. Selon le type de cépage rouge, blanc ou gris , ces pigments donneront l'étonnante palette des vins rosés, qui sont la gloire de l'été. Une gloire bien souvent usurpée par les rosés aqueux ou trop alcoolisés, ou bien sulfités à outrance, alors que ces vins doivent apporter avant tout la fraîcheur de leurs arômes de fruits.
De là cette image ambiguë du rosé vin de l'été, vin féminin , et aussi boisson responsable de méfaits passagers mais douloureux, du mal de tête à la brûlure d'estomac. Lucien Peyraud, pionnier de la renaissance du vin de Bandol, affirmait dans les années 1980 qu'il n'y avait qu'un bon rosé sur cinq, soit 20 % de la production.
Il est peu probable, hélas, que la qualité de l'offre ait changé depuis cette date, puisque la France est le premier producteur mondial de rosés et de vins gris, avec un quart du marché, devant l'Italie et l'Espagne.
Le rosé n'est pas seulement un vin pour l'oeil. L'absence de toute définition réglementaire de sa couleur dans le foisonnement des textes qui régissent la production viticole ne laisse pas toute liberté au vigneron. Le rosé procède de techniques particulières de vinification, et il a une histoire. Il y a deux types de rosés : les rosés de saignée et les rosés de pressurage.
Dans le premier cas, après douze à vingt-quatre heures, le vinificateur soustrait de la cuve où macèrent les raisins rouges une certaine quantité de jus déjà coloré. Cette opération est appelée "saignée". Elle est totale lorsque l'intégralité du jus est destinée à la fabrication du rosé ; partielle si la macération du reste du jus est prolongée pour produire un vin rouge, tandis que le "jus de saignée" est placé en cuve inox pour y subir la fermentation alcoolique qui en fera un rosé.
LA SAIGNÉE ET LE PRESSURAGE
La saignée partielle permet donc d'accroître la concentration d'un vin rouge trop dilué lorsque les rendements sont excessifs, ou bien si la vendange a été précoce (manque de maturité), et encore si la récolte a été faite sous la pluie !
Voilà qui explique pourquoi de nombreuses régions viticoles produisent souvent de façon irrégulière des vins rosés. (Il existe même un beaujolais rosé issu du gamay noir à jus blanc et d'une fermentation courte. Il représente 10 % de la production de beaujolais.) Inutile de préciser que, à de rares exceptions près, ces rosés intermittents sont d'un intérêt très inégal.
L'autre technique de production du rosé est le pressurage direct des raisins noirs, qui permet d'extraire la quantité de couleur juste suffisante. Ensuite, le travail de vinification est le même que pour la vinification en blanc. En revanche, le mélange de vin rouge et de blanc pour obtenir un rosé est interdit, sauf en Champagne.
Les rosés avaient pratiquement disparu au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle. Le rouge était le vin des paysans et des ouvriers. Le rosé sera celui des classes moyennes dans les années 1960. Il connaît aujourd'hui un regain d'intérêt en raison de l'allongement des loisirs. C'est le vin des vacances au soleil.
Son origine est pourtant bien plus ancienne, et remonte probablement à la production du claret dans le Bordelais jusqu'à la bataille de Castillon, le 17 juillet 1453, qui mit fin à trois cents ans de présence anglaise en Aquitaine. Le claret était produit comme le rosé d'une nuit, note l'historien de la vigne Hugh Johnson. Le raisin, en majorité blanc, était foulé, puis fermentait sur ses pellicules pendant une nuit au moins vingt-quatre heures au plus , avant d'être soutiré pour achever sa fermentation en barrique.
FRAIS ET FRUITÉ
Le jus, qui restait plus longtemps au contact de ses peaux dans la cuve, se colorait davantage. On l'appelait le vin "vermeilh". Apre, il ne pouvait être bu que coupé d'eau. On ne possède guère d'indications sur le goût du claret, mais les Anglais l'avaient adopté pendant leur présence à Bordeaux, et ils en ont gardé un souvenir vivace.
Dans le Bordelais, la production de claret se fait aujourd'hui encore en écourtant la durée de la macération, mais à partir des cépages cabernet-sauvignon, merlot et cabernet franc. Le jus teinté est séparé des baies et termine sa fermentation. On l'apprécie encore, à Londres, pour son fruité et sa fraîcheur, parfois renforcée par un léger pétillement.
Les rosés du Bordelais sont méconnus en France. Il en est d'excellents comme celui de Jean Merlaut au Château Dudon (AOC) et d'inattendus comme le rosé de La Lagune, en vin de table français, agréablement pétillant sur la langue. Le pinot, en Bourgogne, ne dédaigne pas, à Marsannay seule appellation communale tricolore de la région , de se laisser "saigner" pour donner un excellent rosé, ample en bouche, frais, aux arômes de fraise et de cassis. Mais on trouve aussi d'intéressants rosés "génériques" comme celui d'Antonin Rodet.
Si le Sud-Est, avec le tavel et le lirac, et les vieux cépages de Provence à Palette, Bandol (cépage tibouren) ou Bellet, les coteaux-varois, ceux d'Aix et ceux de Provence, reste la région de prédilection du rosé, la plupart des autres régions viticoles voient désormais la vie en rosé !