Bonjour,
Ce fil soulève un problème majeur et je remercie les intervenants de leurs interventions, en particulier les dernières.
Si je puis me permettre d'ajouter une couche à la question, il y a aussi dans cette affaire un problème philosophique, celui du rapport entre éléments ojbectifs et élément purement subjectifs dans la perception. On peut le préciser en utilisant une distinction mise en avant par Locke, mais qui remonte à Galilée et Descartes, entre les qualités premières, considérées comme objectives (au sens où ce qui est perçu existerait aussi dans l'objet) et les qualités secondes, considérées comme purement subjectives (au sens où ce qui est perçu n'aurait pas de correspondant direct dans l'objet). Pour la plupart des philosophes classiques du XVIIe siècle, comme Descartes, les qualités premières se ramènent à des propriétés quantifiables comme la figure, les autres qualités comme les couleurs, les odeurs, étant considérées comme "secondes".
Je dirais que, en ce qui concerne le vin, nous sommes face au problème tel que Leibniz l'a revu : certes, il est fort possible que les arômes n'existent pas tels quels dans les vins, encore moins dans les sols, mais il doit y avoir quelque chose d'objectif qui, non seulement cause ces perceptions, mais a un certain rapport avec elles. Ensuite, la question est celle du degré d'analogie qu'on peut envisager. On peut alors, en quittant Leibniz pour une perspective chimique, considérée qu'il y a parfois (catégorie 1) des correspondances directes assignables, entre telle perception et telle molécule (ou association de molécules). Dans d'autres cas, une telle correspondance semble ne pas exister et il faut envisager (catégorie 2) un rapport plus lointain, plus mystérieux en l'état des connaissances, entre une perception et une certaine réalité matérielle. Enfin, il y a certainement des cas (catégorie 3) où la perception n'a qu'un rapport très lointain avec la réalité matérielle du vin, qu'il s'agisse de "notes" très subtiles, de perceptions qui doivent davantage au vécu personnel qu'à ce qui est bu, ou encore d'évocations qui sont plus des manières de nommer ce qu'on ressent que de décrire un objet.
Tout cela peut sembler loin de nos préoccupations et inutilement compliqué. Je crois qu'il n'en est rien! L'avantage de ce genre de distinction est de préciser le débat en évitant les grands partages faussement rigoureux ("c'est subjectif le vin", "le terroir c'est objectif", etc.). Cela permet de mieux préciser les termes du débat.
Par exemple, il semblerait, à vous lire, que la minéralité, qu'on aurait pu penser entrer dans la première catégorie (le goût de pierre à fusil suggère la présence d'élément minéraux dans le vin, qu'il aurait lui-même puisés dans le sol), se situerait plutôt dans la seconde, sachant qu'il est fort possible qu'elle soit parfois dans la troisième! Malgré tout, d'après ce que j'ai pu lire, il faut garder à l'esprit que la correspondance entre un arôme et une molécule est sémiotiquement instable, au sens où la dénomination de l'arôme peut changer selon les dégustateurs. Cela a probablement un rapport avec les liens profonds entre l'olfaction et la mémoire.
Petite anecdote pour conclure, issue du Quichotte et reprise par le philosophe écossais, bon vivant et grand buveur, Hume :
" Il y a une bonne raison, dit Sancho au chevalier au grand nez, si je prétends être juge en matière de vin car c’est une qualité héréditaire dans notre famille. Deux de mes parents furent un jour appelés à donner leur opinion sur un tonneau de vin qu’on supposait excellent, vu son âge et son bon cru. L’un des deux le goûte, le considère et, après mûre réflexion, déclare que le vin est bon, si ce n’est un léger goût de cuir qu’il perçoit en lui. L’autre, après avoir usé des mêmes précautions, donne aussi son verdict en faveur du vin mais avec cette réserve : un goût de fer qu’il (240) peut aisément distinguer. Vous ne sauriez imaginer comme leurs jugements furent tournés en ridicule. Mais qui fut le dernier à rire ? Quand le vin fut bu, on trouva au fond du tonneau une vieille clef attachée à une lanière de cuir.
=12.0ptLa grande ressemblance entre le goût mental et le goût corporel nous apprendra aisément à théoriser cette histoire. Bien qu’il soit certain que la beauté et la laideur, encore plus que le doux et l’amer, ne soient pas des qualités qui se trouvent dans les objets mais qu’elles appartiennent au sentiment, interne ou externe, il faut reconnaître qu’il y a certaines qualités des objets qui, par nature, sont propres à produire ces sentiments particuliers. Or, comme ces qualités peuvent se trouver en un petit degré ou être mêlées et confondues les unes avec les autres, il arrive souvent que le goût ne soit pas affecté par ces petites qualités ou ne soit pas capable de distinguer toutes les saveurs particulières au milieu du désordre où elles se présentent. Quand les organes sont si fins qu’ils ne laissent rien échapper et, en même temps, si rigoureux qu’ils perçoivent tous les ingrédients dans une composition, on appelle cela la délicatesse de goût, que ces termes soient employés dans un sens littéral ou dans un sens métaphorique."
David Hume, Essai sur la règle du goût (1957), trad. D. Folliot