Ce matin, au petit déjeuner, traîne sur la table un magazine "Biocontact, mensuel gratuit en magasin bio" (financé par qui?). En couverture on annonce un dossier spécial sur "l'oeuvre de Rudolf Steiner, sa vie, son héritage".
Car ce Monsieur Steiner n'avait pas seulement des idées sur l'agriculture, il en avait aussi sur l'éducation, la santé, l'architecture (un nouveau Léonard de Vinci?). J'avais déjà eu affaire, au cours d'une garde dans le Bourbonnais (je remplaçais alors mon beau-père, médecin de campagne), à une communauté "Steiner": j'avais été appelé au chevet d'une jeune fille psychotique en état d'agitation. Il m'avait fallu argumenter longtemps avant d'être autorisé à lui faire une injection de tranquillisant. La sémiologie du discours qui me faisait face était typiquement relativiste quant aux bénéfices apportés par les sciences et la médecine qu'on m'avait enseignées sur les bancs de l'Université. Le signifiant "piqûre" était forcément lié aux signifiés "douleur, chimie, autorité". Plus tard, toujours au même endroit, je devais être confronté à une opposition aux vaccinations qui me conduisit à mon travail de thèse pour tenter de décortiquer ces argumentations tantôt basées sur le "bon sens", tantôt sur l'émotion, et trop souvent sur une pseudo-science qui se voulait argument d'autorité.
En feuilletant ce magazine, en lisant ces articles sur la biodynamie, les vertus des cornes de bouse, la prétendue influence de la Lune ou des constellations sur le règne végétal, beaucoup d'étapes comme celles que je viens de citer me reviennent. Enfant déjà j'étais curieux des sciences. J'aimais particulièrement l'astronomie et corrigeais systématiquement les nombreuses personnes faisant la confusion avec l'astrologie. Depuis l'âge de dix ans je connais les constellations, leur histoire. Comment les hommes ont établi ces groupements d'étoiles en même temps qu'ils se transmettaient des mythes immémoriaux, fabuleux récits qui leur servaient souvent d'explication à des phénomènes étranges, afin de mieux contrôler cette peur de l'inconnu propre aux Homo Sapiens Sapiens que nous sommes tous depuis des milliers d'années. La science, depuis, à travers une démarche moderne basée sur le doute, et non plus sur la croyance, a élucidé certains mystères et permis de nouvelles explications, mais en laissant toujours la place à une meilleure hypothèse en cas de preuve du contraire. Restent des récits merveilleux, qui ont aidé l'humanité à se construire.
Personnellement, en lisant cette revue (ainsi que les nombreux échanges LPV sur le sujet, que je consulte depuis des années sans prendre le temps d'intervenir), j'ai beaucoup de mal à ranger les discours biodynamistes dans la catégorie "récits merveilleux". J'y vois plus une phraséologie sectaire, un ésotérisme grotesque qu'un récit lyrique ou emprunt de paraboles utiles au développement spirituel qu'on trouve dès les premières pages de Virgile, Homère, ou des grands textes monothéistes. Mais cette impression, je le souligne, ne peut être que subjective. Chacun son trip, tant qu'il n'est pas dangereux pour les autres (ce qui est malheureusement le cas avec les irresponsables opposants aux vaccins dont je parlais plus haut). Par ailleurs on peut considérer qu'historiquement le développement de la philosophie Steiner ("anthroposophie", ça fait toujours bien un néologisme) correspond à la période du positivisme, qui conduisait la science vers quelque chose d'un peu trop religieux, ouvrant ainsi la voie à une opposition relativiste.
Mais la forme du discours biodynamiste ne s'arrête pas là, et c'est ce qui conduit aux centaines de messages qui précèdent. Tout comme chez les défenseurs de l'homéopathie ou les opposants aux vaccins, la forme du discours est plus riche que le fond. Et bien qu'en de nombreuses années on n'ait observé aucun véritable progrès ou argument nouveau, l'arrivée d'Internet avec ses blogs et forums a permis de faciliter la visibilité de ces discours tout en n'étant soumis qu'à de très faibles possibilités de contrôle de l'information, permettant d'influencer l'internaute par divers moyens, qui, quand on les analyse, montrent une communication pour le moins paradoxale : recherche d'autorité d'un discours profondément anti-autoritaire, démonstrations pseudo-scientifiques d'un argumentaire fondamentalement relativiste à l'égard de la science, certitudes d'un propos ivre de doute et de défiance, besoin de partager avec tous le sentiment d'être seul contre tous...
De plus, d'autres enjeux sont en cause, ce qui jette encore de l'huile sur le feu sceptique. D'abord des enjeux éthiques : certes, on ne saurait reprocher aux défenseurs des méthodes biodynamiques le fait d'avoir des convictions. Cependant la validité d'un débat démocratique ne s'établit que sur certaines règles, notamment déontologiques, eu égard ici au caractère scientifique des thèmes abordés. Malheureusement les références venant appuyer les théories présentées sont trop souvent absentes ou tirées d'une littérature non scientifique, voire de citations d'auteurs privés. Les trop nombreuses imprécisions ou exagérations ne permettent éthiquement pas de poursuivre le débat sur des bases scientifiques.
L'autre enjeu du débat est épistémologique : ces échanges nous poussent à distinguer la science de la pseudo-science. Un intervenant en faisait appel aux philosophes. Soit, prenons Bachelard : il combat justement le "sens commun" trop souvent employé, les références à des convictions ou opinions reposant sur des évidences. Cela constitue un "obstacle épistémologique" qui nuit au développement de la science. Il en appelle à un effort de passage des préjugés au réel, de l'expérience à la raison, à une prise de distance envers l'affectif pour l'édification d'une démarche scientifique. Popper, de son côté, considère qu'une proposition scientifique n'est pas une proposition vérifiée ou vérifiable, mais une proposition réfutable. Par conséquent, une hypothèse non testable (comme l'existence de Dieu, ou la dynamisation, par exemple) est donc non réfutable, et ne peut prétendre à une reconnaissance scientifique. Avec Popper, on peut penser que la biodynamie, l'homéopathie, la naturopathie, présentées par leurs adeptes comme des conduites alternatives validées, ne sont que des pseudo-sciences, au même titre que l'astrologie, la métaphysique, ou même la psychanalyse.
Dès lors, puisque l'échange ne peut porter que sur le fait de croire ou ne pas croire, nos différentes interventions ne changeront rien au caractère enflammé du débat. J'espère ne pas avoir été trop incorrect envers ceux qui ne pensent pas comme moi, et qui au fil des années, m'ont finalement enrichi en me permettant de réfléchir à ma propre façon de voir les choses. J'ai rédigé un message un peu long, mais je ne souhaitais pas uniquement lancer de façon lapidaire la formule d'Alain Besançon "Ils croient qu'ils savent, sans savoir qu'ils croient", qui résume de manière provocatrice ce que j'ai cherché à dire.
Lorsque ma femme m'a vu, pestant un peu, jeter le magazine "Biocontact" dans la poubelle à recycler, elle m'a dit : "- j'ai trouvé ça dans la boutique bio où je vais habituellement. J'ai été intriguée et je l'ai ramené mais du coup je pense qu'on va changer de magasin". Je me suis alors entendu lui répondre :
"- Pas question. Leur gelée de fruits de la passion est à se damner".