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L'Adieu de Daumas Gassac à  Emile Peynaud

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L'adieu de Daumas Gassac à  Emile Peynaud

Ce mois de septembre 1978 où j'accueille Emile Peynaud à  Fréjorgues de la descente de l'avion de Bordeaux marque une date qui va changer le cours de mon existence et celle de ma femme et des miens.

Je venais d'une longue lignée de générations liées aux métiers du cuir et je portais la blessure de la disparition de ces métiers qui s'affichait inexorable dès les années 70.

Grâce à  cette rencontre, une nouvelle passion va naître pour moi, qui chasse le chagrin du métier perdu.

Car à‰mile Peynaud, dans sa première visite magique à  Daumas Gassac, fin septembre 1978, ne donne pas au vigneron novice que j'étais, une consultation ; il lui donne, un rêve immense et le projet ardent d'accomplir ce rêve.

En ce jour de septembre 1978, dans la lumière blonde de l'été finissant, prenant des poignées de terre dans ses mains, à‰mile Peynaud, confirme à  ma femme et à  moi-même, l'intuition première du géographe Henri Enjalbert !
« Oui, cette vallée du Gassac, et bien l'un de ses rares et très grands terroirs, qui peuvent faire naître de rarissimes grands crus à  l'ombre de leurs basiliques, ici celle de Saint-Benoît d'Aniane. »

Et dès lors qu'il y a un grand terroir exceptionnel, défense dit le maître, de regarder le vin à  naître comme un produit, obligation absolue de s'incliner devant le génie du terroir, honneur d'accepter humblement d'aider ce terroir à  s'exprimer et de renoncer sans réserve, ni mesquinerie, à  se croire devenu le génie qui fait naître un vignoble et un vin, comme il y a tant d'exemples contemporains.

J'évoque les paroles du maître lors de cette première visite dans la vallée du Gassac.
« Il y a des milliers de bons vins très bien faits, il y a très peu de « musique vins » uniques comme le sont, me dit-il, Margaux et les premiers grands crus du Médoc » ;
Quelle passion l'habite pour les géants de son Médoc ! Si proche de son coeur.

Quelques jours après cette première visite, je reçois la lettre, précieusement conservée, qui constitue le certificat de naissance du cru Daumas Gassac.

« M. Guibert, je vous confirme que j'accepte de suivre votre vignoble et vos vinifications, bien que je soit dans le moment de la vie où je renonce à  conseiller beaucoup de vignobles, pour ne garder que les meilleurs bordelais. Par contre, je vais mettre deux conditions : ne me demandez pas de venir régulièrement à  Daumas Gassac et ne me parlez jamais d'argent car je vois pour moi dans Daumas Gassac, l'occasion rarissimes d'être au début d'un vin exceptionnel, alors que la vie durant j'ai conseillé des grands vins établis. »

Ce message fondateur, je ne l'ai pas comme Pascal, cousu sur moi, mais quelle émotion d'être guidé et mieux encore, formé, par le plus grand oenologue du XXe siècle.

Vingt ans ont suivi, de collaboration et d'échanges passionnés ; une forte amitié d'homme a très immédiatement suivi. Si Daumas Gassac doit tout ce qu'il est à  à‰mile Peynaud, je crois intimement qu'à‰mile Peynaud a beaucoup vibré à  être l'accouchement du nouveau venu dans le club exclusif, des très rares grands crus exceptionnels, de la vieille Europe.

Oserais- je avouer que cette étroite relation a connu des jours rugueux.
Au cours des premiers 10 ans, j'ai cédé à  la tentation de croire que je savais tout et je l'ai exprimé. Jamais depuis adolescence je n'avais subi une telle fureur indignée.
« Si vous croyez tout savoir en vinification, c'est que je me suis trompé sur vous. Sachez M. Guibert qu'en matière de vinification des très grands vins, on ne sait jamais rien, tout est toujours inédit, nouveau et unique ; il n'y a de réponse que dans l'inquiétude vigilante à  essayer de comprendre, le dessin unique et exclusif de chaque millésime. »
Comme on est loin, dans cette vision de noble modestie, de la pensée brutale et simpliste des gourous actuels qui se prétendent capables de faire naître des grands vins, sur tous les cailloux de la planète.

Ce jour-là , pour briser ma velléité de suffisance, le maître avait choisi une petite route du Médoc ; il s'était arrêté sur un parking désert ; les vitres de la voiture étaient remontées ; nous étions seuls tous les deux ; et la tempête a éclaté.

Bienfaisante tempête, puisque j'en ai compris le message, malgré la mortification de me voir traiter comme un cancre dans l'âge mûr et chargé par ailleurs de responsabilités importantes.

Oui, maître, respecté et aimé, je peux vous témoigner, que je suis maintenant dans cette inquiétude de ne pas accueillir le millésime qui va naître, autrement qu'avec respect et angoisse, de ne pas le réduire à  être seulement un grand vin bien fait.

Cher maître et ami, vous étiez depuis quatre ans, prisonnier d'une maladie cruelle ! Je m'interroge ! Conscient, qu'auriez-vous pensé de cette inexorable évolution vers le vin « produit industriel » ; à  la fin de la taille à  la main des petites vignes d'hier par un modeste vigneron lié d'amour à  ses quelques arpents ; le gigantisme des vignobles modernes ; l'apparition des marques orgueilleuses qui méprisent le nom chantant des collines de la vieille Europe.

Je pense que vous auriez souffert de cette marche vers l'orgueil vers l'argent.

Moi-même, vieux bonhomme souvent grognon, je vais donc, en cette veille des vendanges 2004, relire votre parole, c'elle qui m'a envoyé chercher le diamant dans l'obscurité du chai et dans l'azur des lignes, sur les coteaux du ruisseau Gassac !

« Ici à  Daumas Gassac, tout est exceptionnel ! Je vois dans ce fonds de ravin, comme un creuset de grande civilisation vineuse. »

Aimé GUIBERT
Mas de Daumas Gassac
07 Sep 2004 20:42 #1

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